La mémoire blessée

Nés ici ou ailleurs, nous n’étions pas blancs. Nous n’avions pas accès aux études ni à certaines professions – avocat, professeur, médecin, pharmacien, comptable… On nous acceptait dans les bus (tout au fond des bus} mais pas dans les piscines. Et nous n’étions pas libres de nous déplacer dans le pays: il nous fallait une permission spéciale récapitule Kay Shimizu, née au mauvais moment, au mauvais endroit, semble-t-il, pour être à la fois femme et japonaise. On donnait des papiers d’identité officiels précise Douglas Jung en montrant un document jauni qui porte la photographie noir et blanc d’un bébé d’un autre temps. Là il y a mon nom en chinois, ici en anglais…

Sa voix ne tremble pas quand il lit la petite phrase laconique inscrite au bas de la photo qui dénie “tout droit de citoyenneté au porteur du présent document”, mais l’émotion est palpable.  À cette époque, le racisme était une façon de vivre tout à fait courante et acceptée. Nous étions considérés comme des non-personnes rappelle Charles Kadota, sans perdre son sourire.

Qu’elle époque ? Où ? Qui sont ces gens ? De quoi parlent-ils ? De quel Moyen Âge ? De quel empire colonial au sommet de règne ? De quel Apartheid ?

La Colombie Britannique a prouvé qu’elle avait grandi un peu en 1949. Elle a atteint une forme de maturité politique lâche sobrement Roy Mahr, historien et créateur du Journal «Chinatown  News» de Vancouver.

Vancouver, Colombie-Britannique, 1949. Il y a cinquante ans. À l’époque où le Canada finit par accorder le droit de vote aux élections provinciales à ses minorités qu’il appelle “visibles” à la suite d’un premier pas en 1947, qui accordait le droit de vote fédéral à certaines d’entre elles.

Avant cette date, la loi pratiquait la ségrégation raciale sans pudeur: No Chinaman. Hindu. Japanese, or Indian shall be entitled to vote at any municipal elections for Mayor, Alderman, Park Commissioners, School Trustees, or any other elective official of any goveming or administrative body or boards of the city, or to vote on by-laws requiring the assent of the electors.* C’est écrit noir sur blanc dans la Charte de la ville de Vancouver de 1921, article 9, Alinéa 8. Mais pas dans les livres d’Histoire.

En mai, dans le cadre de l’Asian Heritage Month, des pionniers de ces communautés, survivants de ces années noires qu’ils appellent les dirty thirties, se sont assis ensemble à une table pour la première fois à ma connaissance précise Jim Wung Chu, historien et écrivain, instigateur de ce petit évènement historique, pour échanger leurs témoignages et partager leur Histoire avec les canadiens d’aujourd’hui – leurs enfants et petits-enfants en somme, “minorités” qui, faut-il vraiment le rappeler, sont les composantes essentielles et intrinsèques de la “majorité”, de ce pays si fier de son multi-culturalisme.

Ils sont venus marquer le cinquantième anniversaire de leur citoyenneté, conquise au retour des champs de bataille de la deuxième guerre mondiale. Pour ceux qui sont revenus. Les autres sont morts sous le drapeau d’un pays qui ne les reconnaissait pas.

Dans une petite sale de SFU, Jack Uppal, né en Inde mais élevé ici, commençait par une déclaration d’amour à Vancouver et au Canada: C’est un pays merveilleux. Je ne voudrais vivre nulle part ailleurs au monde. Il voulait juste rappeler les combats dans lesquels son paradis était né, en grande partie d’ailleurs du fruit du labeur de ces immigrants accueillis à bras ouverts en tant que main d’œuvre hors concurrence et corvéable à merci par un pays en pleine construction.

Canadien-Japonais né à Swanson Bay, Charles Kadota plaisantait sur son internement au bord du Lac Supérieur – quand pendant la guerre, les autorités parquèrent dans des camps les membres des communautés japonaises soudain devenus ennemis des alliés: A vrai dire, je ne me souviens pas de l’internement comme d’un si mauvais moment. On empruntait les badges des copains chinois pour sortir braver le couvre feu… Je me suis plutôt bien amusé.

Le silence qui suivait sa boutade était lourd des souffrances qu’il taisait. Des blancs que Kay Shimuzu, première assistante sociale canadienne-japonaise diplômée, remplirait le lendemain au Centre culturel chinois d’une voix brisée par l’émotion, intacte par delà les années: Je déteste ce mot “déplacement”. Les familles avaient quelques heures pour emballer leurs affaires, leurs vies, avant d’être séparées. Il y avait de tout petits enfants, ces petits enfants que le Canada considérait comme ses ennemis…

Roy Mahr, Canadien-Chinois d’Edmonton, vétéran du “pont de la Rivière Kwai” avec l’armée canadienne, habillait son récit de l’objectivité un peu froide de l’historien alors que Douglas Jung, premier Canadien-Chinois élu au Parlement, racontait comment il persuada ses amis, ses voisins, de partir se battre, convaincu que cet acte de patriotisme et de bravoure gagnerait la reconnaissance de cette patrie réticente. Il disait aussi la désapprobation sans appel de sa propre communauté à son entrée en politique et comment il finit par être élu sans les voix de Chinatown.

A travers les récits de chacun, se dessinait le portrait de cette “génération perdue” selon l’expression de Charles Kadota, à laquelle on avait volé le bien le plus précieux, son identité. Mais qui s’est battue bec et ongles pour la récupérer.

Fait exceptionnel, le Chef Arthur Manuel, était venu spécialement de Kamloops pour exprimer le point de vue des Premières Nations, rappelant que son peuple ne se considérait évidemment pas immigrant au Canada (nous étions avant tout le monde…), expliquant l’ambigüité de son rapport au droit de vote souvent perçu comme une tentative d’assimilation donc d’absorption de la culture aborigène dans le système politique (en passant, les autochtones devaient attendre 1960 pour obtenir le droit de vote au niveau fédéral): Je voudrais vous souhaiter la bienvenue sur cette terre déclarait non sans malice Chief Arthur Manuel s’adressant à ses voisins. Je dois vous avouer que j’ai beaucoup réfléchi avant de venir. Normalement. nous ne participons pas à ce genre de manifestation. Mais je suis heureux d’être venu. J’ai appris beaucoup sur le parcours difficile des Chinois, des Japonais et des “vrais” Indiens ici, ajoutait-il avec un clin d’œil à Jack Uppal. Je vais rentrer et raconter ce que j’ai entendu pendant ces deux jours.

Rentrer et raconter, c’est l’envie qui tenaillait toute l’assistance. (Mais pourquoi diable y avait-il si peu de monde?!).

Alors ce cinquantième anniversaire hautement significatif dans la vie de la jeune démocratie canadienne donnera- t-il lieu à de grandes manifestations populaires? Pas vraiment. Les nouvelles générations qui sont nées ici ou les immigrants arrivés depuis ne savent pas. Ils sont nés avec ces droits. Ils ignorent ce qu’il a fallu de luttes, de manifestations, de persévérance, ils ignorent les souffrances et les humiliations subies, ils ignorent leur propre histoire, ils ignorent comment ils sont devenus qui ils sont, confie Kevin, Canadien-Chinois de la sixième génération. On n’apprend pas cela à l’école. On n’en parle pas ouvertement dans les familles. Je tiens ce que je sais d’une conversation surprise par hasard quand j’étais enfant et des questions qu’elle a fait naitre en moi. Peut-être même ne tiennent-ils pas vraiment à savoir. Nous sommes très fiers, de culture. Personne n’aime se souvenir qu’il a été maltraité et considéré comme inférieur… Encore moins dans un passé si récent. Et quelle nation a envie de se souvenir qu’elle a maltraité d’autres peuples, qu’elle considérait comme inférieurs… dans un passé si récent…

————-

REPÈRES

1871
La Colombie-Britannique vote son rattachement à la Confédération. Les membres des Premières Nations constituent la majorité. Mais ils ne sont pas autorisés à se prononcer.

1872
Le code des électeurs de Colombie-Britannique refuse aux Chinois et aux Premières Nations le droit de vote dans la nouvelle province.

1907
L’assemblée législative de la Colombie-Britannique promulgue une loi qui retire le droit de vote aux ressortissants de l’Inde, d’ascendance non anglo-saxonne : des sujets britanniques de toujours se voient dépouillés de leur citoyenneté.

1927
La loi sur les indiens interdit de recueillir des fonds ou d’engager des avocats pour avancer des revendications de terres – dans les faits, on déniait même aux autochtones le droit d’être entendus par un tribunal.

1939-1945, deuxième guerre mondiale
Quelques cinq cents Canadiens-Chinois rejoignent les rangs de l’armée canadienne. Sikhs et autochtones les imitent. À leur retour, anciens combattants, leurs revendications sont bientôt satisfaites.

1947
À force de pressions locales et internationales, l’Acte d’exclusion est abrogé. Les Canadiens-Chinois, ainsi que les Sikhs et les autres communautés originaires d’Inde obtiennent le droit de vote aux élections fédérales et l’accès aux professions jusqu’alors interdites comme avocat, pharmacien et comptable. C’est Lester Pearson, alors ministre du travail et plus tard de la Paix, qui déposa ce projet de loi fondamental, avec sans-doute en tête la volonté d’affirmer la crédibilité du Canada, membre signataire de la Charte de l’ONU et de la Déclaration des Droits de l’Homme, initiative canadienne en elle-même.

1948
Le Gouvernement étend le droit de vote à tous les Canadiens-Japonais.

27 juin 1949
Pour la première fois, les minorités «visibles» canadiennes votent lors d’élections fédérales. La Colombie-Britannique accorde au Canadiens-Chinois le droit de vote au niveau provincial.

1957
Douglas Jung est le premier Canadien-Chinois élu au Parlement et devient le représentant du Canada aux Nations Unies. La première fois qu’il siège à l’ONU, un huissier lui dit qu’il a du faire erreur : « Ce siège est celui du représentant Canadien, Monsieur. » « Je suis le représentant canadien. » répond-t-il au grand embarras de l’huissier déconcerté.

1960
Les Amérindiens obtiennent le droit de vote aux élections fédérales.

1995
Le gouvernement fédéral reconnait aux Premières Nations le droit de s’auto-gouverner.