L’appropriation, un art et ses dérives

Appropriation : état où sont mis deux corps qui ne peuvent s’unir ensemble que par le concours d’un troisième corps, qui dispose les deux premiers à s’unir. (dictionnaire de l’académie française, 4e édition, 1762)

Dans le domaine artistique, l’appropriation est une forme d’expression de l’art contemporain développée par les nouveaux réalistes dans les années 60. Lointaine conséquence du ready-made de Marcel Duchamps (technique artistique détournant l’utilité initiale d’un objet pour en faire une œuvre d’art), l’appropriation est une réutilisation de matériel esthétique dans une intention d’expressivité.

Des œuvres de Niki de Saint Phalle en passant par les photographies de Raymond Hains ou les broderies de Ghada Amer, nombreux sont les artistes qui emploient cette forme d’expression, même si la plupart ne l’avouent qu’à demi-mot. Il n’est en effet pas toujours évident d’admettre que son œuvre possède la trace d’un autre artiste. D’autres, au contraire, l’assument pleinement comme Andy Warhol qui emprunte délibérément des images du grand public pour les recontextualiser, ce qui amène ici une réflexion parodique et critique de la société.

Mais peut-on alors parler de plagiat ? La frontière est difficilement quantifiable et touche des secteurs où le droit d’auteur a cours, même si dans ce cas l’acte de copie fait partie d’un processus original et artistique. Il y a donc ici rarement de conflit juridique.

Le cas de la culture autochtone

Prenons maintenant le terme appropriation dans son sens initial, c’est-à-dire s’accaparer ou s’attribuer, l’exemple le plus percutant trouve racine dans la culture amérindienne qui n’a pu empêcher l’exploitation de ses symboles traditionnels, expressions culturelles et artefacts à des fins commerciales sans aucune reconnaissance, alimentant la rancoeur et la colère de ces peuples trop longtemps opprimés. Les exemples de détournements de symboles autochtones sont nombreux (le logo de l’équipe de sport des Washington Redskins ou ce mannequin arborant la coiffe de Chef dans un défilé de mode de lingerie). Associés initialement à des rituels ancestraux, ils perdent toute signification ainsi sortis de leur contexte initial et sont perçus, alors, comme une offense par les peuples autochtones. Même si certaines de ces appropriations partent d’un bon sentiment, celui d’attirer l’attention sur ces cultures et leur histoire, finalement cela les cloisonne dans un passé culturel traditionnel, ce qui induit une ignorance de l’existence contemporaine des artistes autochtones.

Dzunukwa in Class : photo de Cole Speck montrant un homme dans une salle de cours portant un masque sculpté par Beau Dick.

Dzunukwa in Class : photo de Cole Speck montrant un homme dans une salle de cours portant un masque sculpté par Beau Dick.

« Alors, que se passe-t-il lorsque des artistes issus d’une culture qui a souffert de l’appropriation utilisent l’appropriation à leur tour dans leur art ? »

Voilà la question posée à travers l’exposition Inappropriate, visible à la galerie Fazakas du 8 mai au 19 juin. « Je voulais une galerie qui montrerait des pratiques d’art diverses : un mélange d’art autochtone et non-autochtone dans une approche globale afin d’explorer, de s’informer et de faire des choses plus risquées que certaines galeries plus traditionnelles », explique LaTiesha Fazakas, propriétaire des lieux et experte en art autochtone de la côte Nord-Ouest.

Inappropriate, l’ironie de l’appropriation

A Spirit Within Remarque par Rande Cook.

A Spirit Within Remarque par Rande Cook.

Par ce jeu de mot, LaTiesha donne l’occasion à trois artistes Kwakwaka’wakw de jouer autour du concept de l’appropriation par leurs créations : Beau Dick, sculpteur depuis plus de trente ans, incorpore des influences européennes et asiatiques dans ses masques, Rande Cook, artiste multimédia, grand voyageur et futur Chef repousse les frontières des créations traditionnelles, et enfin Cole Speck, amoureux des traditions ancestrales, laisse émerger un style plus contemporain. Trois générations issues d’une même culture mais dotées d’une approche artistique très différente. Un subtil mélange de savoir traditionnel et de méthodes contemporaines. Les autochtones se sont approprié les nouvelles techniques de l’art et inversement, leur art a inspiré des artistes non autochtones comme le peintre Jack Shadbolt qui lui-même aujourd’hui inspire Cole dans ses peintures… Un bel exemple d’intégration de l’art autochtone dans l’art.

« Nous avons marchandé des objets avec les gens accostant sur nos terres, des outils d’art, des couvertures et tout ce qui avait une valeur ou une utilité pour nous. Nous nous sommes donc approprié des choses depuis longtemps », explique Cole. Et pourtant certains s’obstinent encore à voir l’art autochtone dans cet état pur, figé dans le passé, alors qu’il est loin de se cantonner aux seules représentations traditionnelles de totems, masques et costumes.

« La culture de la côte Nord-Ouest était l’essence pour alimenter l’art et maintenant que l’art tient la fonction de cérémonie ainsi qu’une place sur le marché il est à son tour un moteur pour la culture parce qu’il créé un système économique dans lequel tu ne peux faire marche arrière », cite LaTiesha. Une manière d’encourager les jeunes artistes à explorer les musées et leurs héritages afin de renouer avec leur passé, leurs racines et traditions et plus particulièrement pour ceux dont les parents furent envoyés dans les écoles résidentielles et dont le cordon culturel fut bel et bien coupé.

Quelle plus belle manière que l’art pour comprendre et se réapproprier son passé ? C’est dans cette optique et avec une bonne dose d’humour que Beau, Cole et Rande bousculent les idées reçues par le biais de leurs œuvres. Est-ce inapproprié de porter un masque traditionnel à UBC ? Rande, quant à lui, s’attaque à la politique du pays avec son tableau Idle No More représentant un homme politique semblant demander de l’aide à quatre gentlemen en costume portant des masques de leur clan respectif. « L’idée d’appropriation n’est ni négative ni positive, mais elle permet une ouverture au dialogue et au questionnement, et dans ce sens c’est plutôt positif », ajoute LaTiescha.

Et si nous nous posons encore aujourd’hui la question de la place réservée à l’art contemporain des autochtones, c’est sans doute qu’il subsiste de nombreux problèmes d’ordre historique et politique à dénouer.

Inappropriate
Du 8 mai au 19 juin
La galerie Fazakas,
145 6e Ave. ouest,
Vancouver
www.fazakasgallery.com