L’espace social autochtone

Photo par Marcel Houri

Photo par Marcel Houri

Série sur la «bonne» distance sociale

Trop près, trop loin, juste au milieu, quelle est la bonne distance pour interagir en société ? La Source vous propose le premier épisode d’une série consacrée aux différentes approches culturelles du vivre ensemble.

En 1963, l’anthropologue américain Edward T. Hall introduit son concept de proxémie articulé autour de la distance sociale, un espace qui change selon les relations et les coutumes culturelles. À Vancouver, la cohabitation entre les autochtones et le reste de l’éventail multiculturel pousse à mettre en perspective leurs rapports dans un espace partagé et une dynamique qui n’a cesséde muer.

Au début du mois de juin dernier, il n’était pas rare d’apercevoir dans le centre-ville des dizainesde personnes brandissant des pancartes où l’on pouvait lire sur fond blanc : free hugs. C’était donc la Journée internationale des câlins gratuits, ou étreintes libres, dont le principe est de s’engager à un contact affectif…sans engagement. Pas de déclaration sentimentale, de justification, de barrière sociale, mais un simple geste éphémère (quasi) spontané qui répond pourtant à un besoin psychologique primaire. Le concept est particulièrement répandu depuis près de dix ans dans la culture occidentale, et néanmoins, ce jour-là, quelques soupçons de perplexité, de dérision et d’indifférence feinte pouvaient encore se lire sur plusieurs visages. Le lieu était stratégique en raison de l’éventail culturel de Vancouver, alors que c’était essentiellement une frange de population de 15 à 35 ans qui se pliait au jeu. Des regards en coin trahissaient sans doute aussi des envies réprimées, tout en questionnant la légitimité du geste. Occulte sens ou culte social, l’étreinte libre montre toutefois que la mise en scène doit se prêter à la forme d’une manifestation (pancartes, regroupements, feuillets volants pour une visibilité publique) pour développer la notion de proximité sociale. Alors, la construction du lien social dans une ville multiculturelle fonctionne-t-elle en dépit des limites aux automatismes psychologiques, et surtout, en dépit des différentes acceptations du terme par ses minorités ?

Si l’on se réfère à la notion de proxémie (proxemics dans le texte original) introduit par Hall en 1963, l’origine latine pourrait éclairer le néologisme : proximitas, « voisinage », et proximus, c’est-à-dire « le plus proche ». Or, c’ est spécifiquement l’objet de Hall que de mettre en lumière les respectives distances à l’œuvre au sein de la sphère sociale, tout en expérimentant l’amenuisement ou la distanciation des relations entre individus. Le dessein anthropologique du rapprochement se traduit selon lui par un « mouvement d’espérance du proche ». Son application ne se résume donc pas qu’ à l’évaluation des relations interpersonnelles mais repose tout autant sur l’agencement urbain de l’espace.

Les différents profils géographiques étudiés révèlent quatre niveaux de distances :

• Intime (entre 15 et 46 cm), pour les relations tactiles, les embrassades, les chuchotements.
• Personnelle (entre 46 cm et 1 m 20), pour les interactions familières avec des proches.
• Sociale (entre 1 m 20 et 3 m 60), pour les interactions impersonnelles.
• Publique (à partir de 3 m 60 environ), pour les discours publics, auditoires et foules.

« On dit que parler de la pluie et du beau temps peut faire naître de grandes amitiés. » L’auteur de cette phrase s’appelle Lenno, dit « Len », la bonne trentaine, de longues tresses, et aime passer ses journées en terrasse aux abords de Commercial Drive, quand le temps lui en laisse la chance. « Je n’irai pas prendre un inconnu dans mes bras sans raison, mais si quelqu’ un me met la main sur l’épaule, ça ne me pose aucun problème », confie-t-il tout en serrant régulièrement la main à des passants qu’ il reconnaît. D’après lui, il serait un cas isolé parmi sa famille. Il accueille positivement le sentiment que la nouvelle génération encourage la proximité, que ce soit entre inconnus ou autochtones. Cette situation s’expliquerait par l’image d’intimité renvoyée par d’autres groupes ethniques, que les jeunes descendants des premiers habitants, dont il fait partie, sont tentés d’imiter (il mime alors quelqu’un qui se prend en selfie avec un portable !).

Paco, le sculpteur de totems.

Paco, le sculpteur de totems.

Cultiver l’espace
Pour Paco, qui n’a jamais posé les pieds hors de Vancouver en soixante-dix ans (excepté Vancouver Island, où il est né), l’idée de distance sociale est ambiguë. C’est de plus en plus rarement qu’il passe du temps hors de son atelier de totems, un savoir-faire qu’il travaille depuis son plus jeune âge. Aussi chaleureuses peuvent être la plupart des relations qu’ il entretient avec ses clients, elles sont fondées sur une nature intéressée, liée à un échange de biens (un peu de temps de parole et d’argent contre un produit) ou de connaissances (comme le maître et l’apprenti). Il ne refuse pourtant jamais de traverser le comptoir pour partir au corps-à-corps avec ses totems, sorte de distance intime qu’ il entretient avec le bois et que les clients sont appelés à partager. Et puis il chasse l’air d’un revers de la main quand on évoque Wreck Beach, plage connue pour ses nudistes.

« Je trouve ça étrange d’imposer son intimité aux autres. Qui sait, on peut arriver là par hasard », avant d’apprendre l’existence de panneaux d’ avertissement.
« Plus jeunes, on se réunissait à dix, quinze, parfois on se racontait des histoires pendant des heures sans quitter du regard le feu de plage. Le contact passait plutôt par l’émotion. Nous habitions l’espace à notre façon. » Lui qui a pourtant vu s’ériger gratte-ciel et ponts, il aborde avec sagesse le sujet de l’urbanisation et de l’émigration.
« L’espace n’est à personne, même si les cultures changent de mains. C’est un peu un consensus, comme les relations que j’entretiens avec les miens, ou les autres entre eux. C’est amené à évoluer avec le temps je suppose. »

Paco donne sens à ces pancartes de câlins gratuits : en tant que facteur historique, la distance sociale fonctionne par non-dits, et en rompre le serment consensuel, c’est non pas en altérer sa nature, mais en altérer sa culture.

Pour aller plus loin sur le sujet :

Notice du projet de dialogue entre les Premières Nations et les communautés d’immigrants.

www.vancouver.ca/files/cov/dialogues-synopsis.pdf