L’été « indien » de Shravan Kumar et Swati Padmaraj

Il y a quelques jours, à la Semaine de mode de Vancouver, deux créateurs d’origine indienne ont pris la grisaille de court. Shravan Kumar, psychologue des couleurs et chantre des tissus tissés, et Swati Padmaraj, chimiste, ont offert des collections printemps-été savamment teintées. Mais quelle mouche les a piqués ? La Source s’est entretenue avec ces « alchimistes » à la croisée des cultures et des métiers.

Création signée Shravan Kumar présentée à Vancouver.

Création signée Shravan Kumar présentée à Vancouver.

Originaire de Hyderabad, dans « la contrée des perles », en Inde, Shravan Kumar a le cœur à l’ouvrage : « Pour moi, la mode est la langue de l’amour, de l’intime, de la profondeur. » Vraiment? Le milieu dans lequel il évolue est souvent perçu comme artificiel et il est rare d’entendre ce mot – profondeur – sortir de la bouche de ses pairs.

Shravan dit être influencé à cet égard par la longue histoire et la culture de son pays, constituée d’« un amalgame de sous-cultures et de traditions qui se sont développées dans tout le sous-continent indien et qui ont leurs histoires propres », mais aussi par la spiritualité, dont il voit l’empreinte « partout », ainsi que par le legs familial. « Mon quotidien est marqué par la philosophie de l’existence héritée de mes parents; mon enfance influe sur la façon dont je vis aujourd’hui, qui est tout à la fois typiquement indienne et universelle par son approche du monde, confie-t-il. Je crois que mon identité indienne se traduit moins par une concoction artificielle du divers que par une compréhension naturelle de la divergence. » Avant d’ajouter : « Pour moi, une nation qui n’a pas d’héritage culturel est comme une orpheline qui n’a rien pour se nourrir. Mon passé est riche et j’en suis fier. »

Le fait est qu’en société, Shravan aurait de quoi parader : titulaire d’un diplôme de MBA, il a étudié la psychologie des couleurs à la prestigieuse London School of Fashion et la création de mode au réputé National Institute of Fashion and Technology. Pourtant, il parle surtout d’amour. Le cœur à l’ouvrage ou le cœur sur la main : « Mon travail traduit d’abord mon dévouement aux tisserands. Ces fils entrelacés qui font tissu représentent l’esprit indomptable des Indiens. »

Les petites mains du tissage, Shravan les connaît bien, pour avoir grandi à leurs côtés. Il les prend à présent sous son aile, par l’intermédiaire de la Society of Aalayam, dont il est président, qui soutient les familles de tisserands par le biais de différents programmes, et de l’événement An Ode to Weaves & Weavers, qu’il organise chaque année en Inde et qui réunit plus de 100 tisserands issus des régions les plus reculées du pays. « Le fait main, l’artiste, l’artisan, sont rares et précieux à notre époque, estime-t-il. Je veux aider à faire revivre ce secteur du tissage sur métiers manuels en Inde, en travaillant étroitement avec les usines textiles, en développant de nouveaux tissus recyclables ménageant l’environnement, et en sensibilisant les manufacturiers à l’importance de la prévision dans le domaine de la mode. »

L’habit fait-il le moine? « Même un regard rapide sur mon travail vous dira que je fais quelque chose d’inhabituel et de pourtant simple, de penser, mais sans prétention. Mes collections, qui combinent structures, couleurs et textures, célèbrent en même temps la pompe des cérémonies et le travail des artisans indiens du tissu. »

À Vancouver, la chimie a plutôt bien opéré. Mais passé les applaudissements de circonstance, que reste-t-il en substance ? Sûrement le fait que, sur le tissu comme sur la passerelle, Shravan Kumar livre un « discours de la mode » (et de la méthode !) bien à lui.

 

Swati Padmaraj, chimiste de mode

Les couleurs Swati Padmaraj.

Les couleurs Swati Padmaraj.

Passer six ans à étudier de près les théories et la composition structurelle des molécules ne vous destine pas de prime abord à finir sous le chapiteau de la Fashion Week. Pourtant, Swati Padmaraj, titulaire d’un diplôme en chimie inorganique et créatrice de la griffe Atiz, a choisi la mode. Née à Mumbai, en Inde, elle a grandi entre un papa photographe et une maman « fashionista » de son époque, qui l’habillait et l’appelait « Jacqueline » en hommage à Jackie Kennedy-Onassis, icône des années 60.

Établie depuis 23 ans à Seattle, elle a vécu presque autant de temps sur les deux continents, l’indien et l’américain, et ne se sent pas pour autant entre deux chaises : « Je me vois comme une citoyenne du monde qui connaît le meilleur de deux de ces mondes. » Swati dit d’ailleurs porter deux chapeaux comme designer, « indien lorsqu’il s’agit de tissus et de couleurs, et américain lorsqu’il s’agit de silhouettes. »

À défaut de ressentir les effets de la tectonique des plaques identitaires, ne voit-elle pas un grand écart entre ses casquettes de chimiste et de créatrice de mode ? « Chimie et mode sont intimement reliées ! », répond-elle avec aplomb. Si la créatrice dit puiser son flair pour la couleur dans la culture indienne, où « tout est si audacieux et lumineux », la chimiste reprend le dessus lorsqu’il s’agit de la sélection des tissus ou des procédés d’impression : « La composition chimique d’un tissu vous indique comment il acceptera la saturation des couleurs à long terme. La chimie m’aide à faire des choix éclairés :je préfère ainsi le polyester au coton, car faire pousser du coton requiert l’utilisation de nombreux pesticides. Je me fie en outre davantage à l’impression numérique qu’à l’impression traditionnelle. » Et puis Swati a toujours eu la fibre expérimentale : « Je n’ai jamais porté un vêtement sans le retoucher à mon goût. »

Mais au fait, sa première collection « scientifiquement prouvée », à qui est-elle destinée ?
« J’ai commencé dans la mode en visant le marché indien, mais je me suis vite rendu compte que j’étais capable d’aller au-delà. » À Vancouver, elle s’est en tout cas trouvé quelques atomes crochus.