Journalisme, islam et liberté d’expression : comment gérer l’équation ?

F_cover

Photo par Agnes Pics

 

À l’heure où les amalgames vont bon train, il est souvent difficile pour les journaux communautaires de traiter de certains sujets de société. Comment définissent-ils leur politique éditoriale ? Sur quels obstacles butent-ils ? Rencontre avec le rédacteur en chef du Al-Ameen Post à Surrey, qui tente de lutter contre les clichés dont sont victimes les musulmans.

Mohammed Jafar Bhamji et son équipe n’ont pas fait d’études en journalisme et ne se considèrent d’ailleurs pas comme des professionnels des médias. C’est avec cœur et dévouement qu’ils tiennent depuis 2002 le Al-Ameen Post, un journal communautaire local consacré à l’actualité de la communauté musulmane. Ce bimensuel conçu à Surrey tire à 3 000 exemplaires. « Notre but est d’établir des ponts et de promouvoir un islam modéré et pacifique. Nous essayons d’informer nos lecteurs sur les sujets qui – nous pensons – les intéresseront », explique Mohammed Jafar Bhamji, précisant que son lectorat est principalement composé de musulmans de la frange sunnite résidant dans la région métropolitaine de Vancouver.

La couverture du Al-Ameen Post est variée : événements locaux, séminaires et conférences, informations pratiques sur les heures de prière ou encore les restaurants halal locaux et bien sûr l’actualité de la communauté musulmane locale, nationale et internationale. Sur ce dernier point, Mohammed Jafar Bhamji confie qu’il est parfois délicat d’aborder certains thèmes. « Choisir les sujets que nous voulons couvrir ou non est souvent une question sensible. Nous essayons de raconter surtout des histoires positives qui mettent en avant le caractère humaniste des musulmans. Mais pour des raisons évidentes de nuance et d’équilibre éditorial, nous publions aussi des articles sur des événements qui ont un impact négatif sur l’image de notre
religion. »

« Le point de vue des musulmans négligé »

Les récentes attaques terroristes à Paris font partie de ces sujets épineux. « La propagande et les actes menés par des groupes extrémistes comme l’État islamique (EI), Al-Qaïda, Boko Haram et les talibans font énormément de tort aux musulmans et à l’islam. C’est pourquoi nous travaillons à vraiment nuancer nos articles et à éduquer nos lecteurs sur les vrais enseignements à tirer de notre foi », explique Mohammed Jafar Bhamji. Malgré ses efforts, il regrette que la voix des musulmans ne soit pas assez entendue dans les grands médias. « Les débats et discussions sur les attentats de Paris ont largement négligé les musulmans et leur perspective sur cette tragédie », estime-t-il.

Des Unes du Al-Ameen Post. | Photo par Al-Ameen Post

Des Unes du Al-Ameen Post. | Photo par Al-Ameen Post

« Selon des statistiques officielles, 52 % des Canadiens pensent que les musulmans ne condamnent pas assez les groupes extrémistes comme l’EI ou Boko Haram. Mais lorsque les organisations musulmanes et les leaders religieux le font, l’information n’est pas relayée dans les grands médias alors même que notre communauté compte près d’un million de personnes au pays », explique Mohammed Jafar Bhamji. Il se dit
« frustré » de n’avoir pas assez de moyens pour diffuser les messages de paix de l’islam auprès des Canadiens.

Mohammed Jafar Bhamji tient toutefois à saluer la décision de nombreux médias canadiens de ne pas diffuser la nouvelle Une de Charlie Hebdo qui présente une caricature de Mahomet, dont la représentation n’est pas autorisée, selon la plupart des musulmans. Le prophète, la larme à l’œil, brandit une pancarte
« Je suis Charlie ». Mohammed Jafar Bhamji estime que le journal satirique français ne s’en prend, une fois de plus, qu’à l’islam et pas équitablement aux autres religions. « Ce genre de médias irresponsable joue un rôle dans la montée de l’islamophobie, notamment au Canada. »

Montrer ou ne pas montrer les caricatures

Du même avis, Ali Zafar, journaliste pour le quotidien Metro à Vancouver, a écrit, dans une tribune récente, que s’entêter à vouloir publier des caricatures du prophète au nom de la liberté d’expression ne fait « qu’éveiller un peu plus l’hostilité envers un groupe déjà marginalisé, surtout en France. Ces dessins jouent avec la peur du musulman et ne font qu’alimenter l’islamophobie », lâche-t-il, déplorant les dizaines d’attaques islamophobes recensées depuis les drames parisiens des 7 et 9 janvier.

Mais en face, ceux qui ont décidé de publier les nouvelles satires du prophète se défendent. Le journal Libération a, par exemple, accusé des médias anglo-saxons de s’être « dégonflés ». Pierre Fraidenraich, directeur des opérations du quotidien français qui héberge actuellement l’équipe survivante de Charlie Hebdo, dénonce un manque de courage. « Je m’étonne que ces nations, qui participent pour la plupart à la force internationale qui lutte contre le terrorisme, y compris au prix de la mort de nos soldats, aient peur de publier à la Une de leur média ce message fort : de dire que malgré l’effroi, l’horreur et l’abomination, la presse est en vie », a-t-il déclaré sur les ondes de Radio-Canada.

Plusieurs notions de liberté d’expression

Nabil Wakim est journaliste pour le quotidien Le Monde. Il explique ce déchirement, entre autres, par une différence culturelle fondamentale entre les Anglo-Saxons et la France. Une différence culturelle sur la notion même de liberté d’expression. « En France, (publier ces caricatures) est vu comme un acte de courage et de résistance, un acte de liberté des éditeurs de presse. Et une revendication, celle du droit de blasphémer, un droit jugé important pour beaucoup de Français », décrit-il dans un texte personnel publié sur la Toile. Il ajoute que pour la grande majorité des citoyens français, tourner une religion en dérision n’est pas considéré comme raciste, il s’agit même « d’un devoir politique accompli par la plupart des libéraux depuis la Révolution française. »

La question divise toutefois même au sein de l’Hexagone. Selon un récent sondage publié dans Le Journal du Dimanche, plus de quatre Français sur dix (42 %) estiment qu’il faut éviter de publier des caricatures du prophète Mahomet, et la moitié (50 %) sont favorables à une limitation de la liberté d’expression, notamment sur Internet.