« Dark Sisters » : Quand l’opéra questionne la polygamie

Cette saison, le Vancouver Opera s’est lancé un énorme défi : celui d’aborder la question de la polygamie avec l’œuvre Dark Sisters, création du compositeur américain Nico Muhly. Pendant deux heures, ce sont sept chanteurs – en l’occurrence le Prophète, ses cinq femmes et une de leurs filles – et le chœur de l’opéra qui vous donnent rendez-vous du 26 novembre au 12 décembre sur la scène de l’opéra de Vancouver. Un sujet très controversé qui défraye régulièrement la chronique dans l’actualité.

Nous sommes quelque part dans le sud-ouest des États-Unis, dans un décor rocailleux de terre rouge. Une famille de mormons dirigée par le Prophète, patriarche incontesté, mari de cinq sœurs-épouses et père de nombreux enfants, y a élu domicile. Leurs enfants leur ont été retirés par les pouvoirs publics à la suite de graves accusations de viol et d’inceste. Le Prophète prétexte alors une retraite dans le désert pour y invoquer le divin. C’est à ce moment qu’Eliza, une des cinq épouses, encouragée par le chaos ambiant, tente de fomenter sa fuite pour quitter, avec sa fille, cette vie de misère. Elle profite d’un passage à la télévision avec ses « sœurs » pour courir vers la liberté. Une histoire, incontestablement inspirée de faits réels, portée par la plume du librettiste américain Stephen Karam.

Il ne s’agit pas là de la première tentative d’adaptation du sujet au théâtre ou à la télévision. Il y a quelques années déjà, de 2006 à 2011, la série Big Love, diffusée par HBO aux États-Unis, a mis à l’honneur une famille polygame de l’Utah, membre de l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours (FCJCLS) – un mouvement religieux issu du mormonisme. C’est dire à quel point les faits divers relatifs à ce mouvement sectaire ont inspiré les auteurs.

Une histoire inspirée de faits réels

Le sujet abordé par Dark Sisters rappelle en effet les nombreux cas controversés de polygamie aux États-Unis. Notamment les scandales impliquant la FCJCLS, l’église fondamentaliste de Jésus Christ, issue d’un schisme de l’église mormone. Contrairement aux mormons, qui ne reconnaissent plus le mariage plural depuis 1890, la FCJCLS semble avoir préservé cette tradition qui remet régulièrement son existence en question. Warren Jeffs, considéré comme un prophète vivant par les membres de cette église, aurait eu 75 sœurs-épouses avant d’être arrêté en août 2006 pour complicité de viol et détournement de mineurs. De graves événements qui ont entaché, et pour longtemps, la réputation de cette communauté, participant ainsi à la stigmatisation plus marquée de la polygamie par le reste de la société.

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Une scène de Dark Sisters. | Photo de Opera Philadelphia et Kelly Massa Photography

Une réalité en Colombie-Britannique

Cela fait plusieurs années que la communauté fondamentaliste polygame de Bountiful, en Colombie-Britannique, fait couler elle aussi beaucoup d’encre. Ses deux chefs de file, Winston Kaye Blackmore et son beau-frère, James Marion Oler, doivent répondre depuis 2005 à des accusations de polygamie. En effet, M. Oler aurait eu quatre femmes entre 1993 et 2009, alors que M. Blackmore en aurait épousé 24 entre 1990 et 2014. Certaines avaient moins de 16 ans au moment des épousailles… Un procès qui s’enlise du fait du manque de clarté des lois canadiennes en matière de polygamie. Des zones grises que l’avocat de la communauté, Me Joe Arvay, exploite inlassablement au bénéfice de ses clients.

Un sujet qui pousse au débat

Que l’on soit indifférent à la question de la polygamie, choqué par de telles pratiques ou intrigué, il est légitime d’interroger la notion de polygamie consentie ou égalitaire. Alors que le Conseil du statut de la femme (CSF) la rejette en bloc, expliquant qu’elle « contribue à renforcer la domination du mari et la subordination des femmes », l’écrivaine Catherine Ternaux l’envisage tout à fait comme une option, dans la mesure où elle reste choisie. Dans son ouvrage « La polygamie : pourquoi pas ? », elle critique la tendance qui veut que la polygamie soit automatiquement perçue comme « la mère de tous les vices, et la monogamie le garant de l’ordre moral ». Elle introduit la notion d’amour et de consentement. Tout autant de questionnements qui poussent profondément à la réflexion. Alors, pourquoi ne pas commencer par un opéra ?