Le franchouillard

Aujourd’hui je passe à confesse. Chaque jour, depuis mon arrivée à Vancouver en 1972, je vis un cauchemar lorsque je circule en empruntant la 10e Avenue Ouest du quartier de Kitsilano. Je dois à tout instant contrôler ma rage, ma colère et particulièrement mon désarroi à la vue de certains noms de rues que je traverse. Bien que Canadien de longue date, je trouve cette épreuve éprouvante et difficile à surmonter.

Mes souches françaises remontent à la surface et me pointent du doigt toutes ces anomalies. Mes cheveux se hérissent. L’iris royal, devenu depuis républicain, me rappelle à l’ordre. Je dois en effet passer des rues dont les noms évoquent des défaites françaises humiliantes aux mains des Britanniques : Blenheim (13 août 1704), Trafalgar (21 octobre 1805), Waterloo (18 juin 1815) et, pour couronner le tout, histoire de remuer le couteau dans la plaie de mon honneur bafoué et meurtri, Collingwood, nom donné en l’honneur du vice-amiral qui, avec Nelson, battit en brèche la flotte de Napoléon 1er à Trafalgar. Les rues défilent ainsi de défaites en défaites. Elles me narguent ; Trafalgar dans le collimateur et Collingwood dans le rétroviseur.

J’aimerais pouvoir fermer les yeux durant ce parcours, mais je ne tiens pas à provoquer un accident. Après tout, je ne suis pas chez moi en ces lieux. Je suis en territoire britannique. Je fais donc preuve, malgré la dure épreuve, de bonne conduite. Les mains crispées sur le volant, la rage au cœur, je passe une par une, le regard furtif, l’esprit embué, la série de rues qui représente, à mes yeux, un constant affront. Le coq gaulois ne chante plus cocorico, mais cock-a-doodle-doo. Ma fierté vole en éclats.

La rue Blenheim à Kitsilano doit son nom à la victoire des Anglais sur les Français lors de la bataille du 13 août 1704. | Photo par Stephen Rees

La rue Blenheim à Kitsilano doit son nom à la victoire des Anglais sur les Français lors de la bataille du 13 août 1704. | Photo par Stephen Rees

Je n’arrive pas à croire que l’on n’ait jamais songé à remplacer ces noms par ceux de dignes personnalités canadiennes dont le mérite ne fait aucun doute : Lester B. Pearson, Tommy Douglas, David Lewis, Louis St. Laurent par exemple. Ce serait tellement plus approprié. Comment expliquer cet évident manque de sensibilité de la part des autorités municipales ? Se pourrait-il qu’à la mairie, on ne se soit pas rendu compte de l’énormité de cette ignominie ? C’est d’autant plus vrai que nous sommes, je tiens à vous le rappeler, en Colombie-Britannique qui n’est plus du tout, de par sa diversité culturelle et ethnographique, aussi britannique qu’elle l’était et que son nom l’indique. Alors qu’attend-on pour procéder au changement ?

Que les Anglais en Angleterre se targuent de toutes leurs victoires, c’est de bonne guerre, à la limite je peux les comprendre. Les Français en France ne se privent pas pour faire de même : Austerlitz, Marengo, Iéna, Marignan, pour ne nommer que quelques-unes des batailles et autres boucheries du genre, servent de patronyme à des gares, des rues, des boulevards et des grandes places. Mais pas au Canada. Non, non et non. Je pensais qu’on s’était débarrassé du carcan britannique avec le rapatriement de la constitution le 17 avril 1982. Par ailleurs, comble de l’absurdité, trouvez-vous ça normal que la reine d’Angleterre figure sur notre billet de 20 dollars alors que Wilfrid Laurier n’en vaut que cinq ?

De toute évidence, nous n’avons pas coupé le cordon ombilical qui nous relie à l’Angleterre. On vient de recevoir, en grande pompe et petite chaussure, notre futur roi, sa femme, la petite princesse et le petit prince qui sont venus chez nous pour éviter de nous serrer la pince (Justin Trudeau en sait quelque chose). Comme je n’étais pas là, le petit prince m’a dit « puisque c’est ainsi je reviendrai, si ça me dit ».

Que dire de cette visite royale dont je me fiche royalement ?

Qu’est-ce qu’ils syont venus faire ici ? Nous remonter le moral ? Pas besoin, on va très bien, merci. Et vous, votre Brexit, ça se passe bien ? Aucun regret ? Nous, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes. Comme je vous le disais, tout roule comme sur des patins à glace. Quelques bavures par-ci, par-là, mais à part ça, Monsieur le prince et Madame la princesse, tout va très bien, tout va très bien. Nous (je parle au nom de tous les antimonarchistes) ne voulons plus de votre couronne et, pour couronner le tout, nous préparons notre Canexit afin que la séparation, entre vous et nous, se fasse une bonne fois pour toutes sans bavure.

Il existe des mariages intenables tels que le nôtre. Nous avons des différences irréconciliables tout comme Brad Pitt et Angelina Jolie. Quand ça ne va plus, ça ne va plus. Inutile de tergiverser et de chanter God save the spleen, messieurs les Anglais. À long terme, cette bataille du Canada libre, qui se livre dans nos rues, vous ne la gagnerez pas.