Que dois-je faire avec ça ?

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Au début des années 80, alors que j’avais cinq ans, mes parents nous ont emmenées, ma sœur et moi, vivre à Vancouver. Notre famille y est restée quatre ans, durant lesquels mes parents y ont lancé une entreprise avant de retourner à Hong Kong. À l’époque j’étais préoccupée par des priorités telles que ma première sortie pour l’Halloween… « Des bonbons, s’il vous plaît ! » ou bien par construire des bonshommes de neige. Je ne songeais pas vraiment à la diversité. C’était, par contre, un autre mode de vie pour notre famille. Nos voisins hongrois de la maison de gauche venaient régulièrement cueillir les pommes Granny Smith dans notre jardin, les transformant en tartes aux pommes. Je jouais dans la cour de la maison de droite, occupée par une famille anglaise qui avait une fille de mon âge. Je ne connaissais pas le mot « diversité », mais ce qui rend heureux un enfant ne nécessite pas d’étiquettes ou d’arguments bien raisonnés.

Après avoir vécu dans plusieurs villes à travers le monde, à l’âge adulte je suis revenue à Vancouver, avec l’intention d’en faire mon chez-moi. Déménager ici me semblait logique. J’ai ici des proches et je me suis toujours fait un devoir d’y revenir pour les vacances. Après avoir passé tant de Noëls et d’étés à Vancouver, y déménager me semblait tout comme rentrer à la maison.

Dans quelques mois, mon partenaire de longue date, F., me rejoindra ici. Ayant uniquement vécu dans des villes européennes, c’est un chamboulement plus que brusque pour lui. F. n’a aucune famille ici et même si j’aimerais croire qu’il irait n’importe où au monde rien que pour moi, ce n’est pas vrai. Mais voilà : la ville de Vancouver l’a emballé. Ça n’a pas toujours été le cas : la première visite de F. à Vancouver, il y a neuf ans, aurait pu faire le sujet d’une étude sur le choc culturel.

Mes parents nous avaient invités dans un bon restaurant japonais pour souper. Le poisson servi avait été dépecé en entier, façon sashimi. La tête et les arêtes avaient été frites, comme second plat. Mon père, dans un grand geste d’hospitalité, a détaché la tête pour la placer carrément sur l’assiette de F. Celui-ci lança un regard effaré qui en disait long : « Que dois-je faire avec ça ? » Rien ne l’avait préparé à s’imaginer une tête de poisson, encore moins ses arêtes, comme nourriture. Mon père aurait aussi bien pu lui servir une agrafeuse – au moins l’agrafeuse ne l’aurait pas visé en retour. La situation s’est un peu détériorée par la suite – mon père était affecté par le manque d’enthousiasme de la part de F., qui faisait semblant de grignoter le poisson. Quand, plus tard et en privé, j’ai félicité F. d’avoir survécu au repas, il m’a confié qu’il avait mangé plus de fruits de mer en un seul repas que durant sa vie entière.

Adulte aujourd’hui, je m’interroge sur plusieurs aspects de la vie dans une communauté si plurielle. Mes souvenirs de la première visite de F. à Vancouver me rappellent que de vivre parmi d’autres personnes dont les valeurs sont différentes peut s’avérer stressant. Toute nouvelle expérience n’est pas ou ne sera peut-être jamais agréable. (F. maintient catégoriquement que le goût pour les arêtes de poisson ne peut pas s’acquérir). Et si les autres ne vous comprennent pas ou qu’ils vous représentent faussement, cela peut être blessant.

Expériences personnelles mises à part, nous n’avons qu’à nous pencher sur les plus récents évènements politiques pour nous rendre compte de l’ampleur des divisions en matière de race, de religion, d’orientation sexuelle, etc. Malheureusement il n’y a pas de solutions simples.

Je suis toutefois encouragée par la façon dont les choses se sont résolues entre F. et Vancouver. Je crois que d’avoir su combiner patience et humour lui a permis de persévérer au-delà de cette première visite. Alors pourquoi Vancouver est-elle si attachante pour F. aujourd’hui ? Ça pourrait être la beauté naturelle ou l’atmosphère amicale de Vancouver. Mais je soupçonne qu’en réalité, c’est parce qu’à Vancouver, il ressent moins la pression de vivre selon les règles d’une culture, aux dépens d’une autre. Et pour moi, c’est une très belle chose.

Traducteur : Barry Brisebois