Lettre à J.T.

Cela fait des mois que je me tâte : oserais-je un jour vous écrire pour vous livrer le fond de ma pensée ? Oserais-je avancer, sans que cela vous embête, ces idées, certains les trouvent bêtes, qui me trottent dans la tête ? Elles font surface régulièrement sans relâche. Ça me fâche : je me trouve lâche. Pourquoi reculer devant cette tâche plutôt que d’y faire face ?

Prenant mon courage à deux mains, j’ai opté de ne pas remettre à demain ce que je peux faire aujourd’hui. Au diable la procrastination. Aux dieux la détermination. Un peu d’audace ne peut pas nuire. Veuillez, toutefois, me pardonner si mon geste vous semble odieux, éhonté ou téméraire. Là n’est pas mon intention.

Un jour ou l’autre, me suis-je dit, je dois franchir le Rubicon : « Alea jacta es ». Ave César.

Si tu étais J.T., que ferais-tu ? | Illustration par Donkey Hotey

En ce moment vous devez trouver le temps long. Critiqué pour un oui ou pour un non, à tort ou à raison. J’imagine que cela doit peser sur le moral. Votre vie de Premier ministre, par les temps qui courent, ne doit pas être facile. Vous avez beau être jeune et beau (ce n’est pas moi qui le dis), vous devez en avoir par dessus les épaules (attention de ne pas les baisser) ou encore plein le dos (même si vous l’avez bon).

Trop souvent vous m’avez l’air soucieux, hésitant, inconfortable, mal à l’aise. Souffrez-vous d’un malaise ? Dois-je m’inquiéter pour vous ? Avez-vous besoin d’aide ? Si ce devait être le cas, n’hésitez pas à me consulter. Bien que souvent indisposé, je suis naturellement à votre entière disposition.

Mon intention est donc d’alléger vos soucis en vous prodiguant quelques conseils qui peuvent s’avérer très utiles d’ici la fin de votre mandat. Libre à vous de les prendre en considération. Je ne vous en voudrais pas pour autant si vous décidiez de les ignorer.

Pour mieux vous conseiller, je me suis mis à votre place. Je me suis dit « si t’étais J.T. que ferais-tu ? » La réponse ? Une évidence : ne pas paniquer, garder la tête froide. Ensuite, j’irais me regarder dans la glace pour m’assurer qu’il s’agit bien de moi et non d’un autre. Arranger alors mes cheveux, vérifier que les gris n’apparaissent pas trop. À la limite les teindre ou les gominer. Dégager ensuite un rictus qui ne frise pas trop l’hypocrisie. L’ajuster si nécessaire. À haute voix se flatter devant le miroir afin de rassurer son égo. Ceci étant accompli, il est possible dès lors de faire face à la musique. Un bémol toutefois : procéder de manière circonspecte de façon à ne pas trop attirer l’attention.

Les questions du cannabis, de la réforme électorale, des nominations de candidat dans certaines circonscriptions qui ne vont pas dans le sens souhaité, la controverse sur la construction de pipelines et autres sujets épineux, bien que sérieux et préoccupants, souffrent de la comparaison avec le souci majeur que vous devez affronter : la remise en question de l’ALENA par le nouveau locataire de la Maison Blanche. Quelle approche prendre ? Comment aborder les négociations face à une brute déterminée ? Ces questions très pertinentes sont à la portée du premier imbécile venu.

De là mon intervention. Mes précieux conseils méritent que vous y prêtiez attention. Voici ce que je vous suggère de faire, j’y crois dur comme fer : changer de camp. Des Américains, passer aux Russes. En somme, choisir une équipe gagnante; joindre les plus forts, les plus malins, les plus habiles, les plus cupides, les plus barbares, les plus vils, les plus sournois et encore quelques plus en plus. Je n’aurais jamais suggéré pareille idée à l’époque de l’ancienne administration américaine. Mais maintenant nous n’en sommes plus là. Dans un monde où les ordures tiennent le haut du pavé on est en droit de choisir sa poubelle. Poutine fait la pluie et le beau temps au Moyen-Orient, il se joue de l’Amérique et domine la politique internationale, il s’est emparé de la Crimée et crée la zizanie en Ukraine. Il pourrait donc nous aider à annexer l’Alaska d’où Sarah Palin peut voir la Russie. Nous pourrions alors faire un grand pied de nez au demeuré de la Maison Blanche et l’inviter à mettre son accord de libre-échange nord-américain là où je pense. Qu’en pensez-vous ?

J’espère, monsieur le Premier ministre, que ce petit mot, rempli de bons conseils gratuits, vous arrivera dans une dizaine de jours, juste à temps pour célébrer le 1er avril.

En toute bonne humeur.
Le castor castré