L’art de questionner : quand la philosophie s’expose

C’est à une exposition sans artiste, une représentation sans performance que nous convie la galerie Audain du 20 janvier au 3 février. Dans le cadre d’un projet qui s’étend sur trois ans autour de la question du vivre ensemble, Melanie O’Brian, commissaire de l’exposition, a demandé à deux artistes contemporains d’art visuel de l’aider. Marilou Lemmens et Richard Ibghy présentent ainsi le travail qu’ils ont élaboré à partir du personnage du neveu de Rameau de Diderot et qui s’intitule : When The Guests Are Not Looking.

When the Guests Are Not Looking. | Photo par M. Brunelle

« Marilou et Richard demandent comment s’opèrent les relations d’humain à humain », raconte Melanie O’Brian. Et notamment quelles transactions ont lieu entre un artiste et un spectateur lors d’une production artistique. Marilou Lemmens rappelle que « selon Marcel Duchamp, une œuvre d’art, c’est 50–50 : ce qui fait l’œuvre c’est 50% la création de l’artiste, 50% la personne qui regarde ». Et puis, il y a le contexte, à savoir la galerie.

L’art, une expérience philosophique

Marilou Lemmens expose la démarche qui sous-tend l’exposition : « Dans notre société post-fordiste essentiellement basée sur la productivité et la performance de l’individu, nous nous interrogeons sur ce qui se passe si l’on retire la productivité de l’équation artistique ».

Marilou Lemmens et Richard Ibghy, qui travaillent ensemble depuis une dizaine d’années, sont partis du personnage du neveu de Rameau, éponyme de l’essai philosophique de Denis Diderot, qui représente pour eux le refus de la productivité. Dans ce texte, Lui, le neveu, musicien bohème adepte de la pantomime, dialogue avec Moi, le philosophe. Lui vit dans l’instant, parasite de riches patrons qu’il divertit pour un moment éphémère, et refuse de créer une œuvre.

« On voulait extraire du livre certaines caractéristiques de ce personnage et les transposer à notre époque, les travailler par le biais du mouvement », explique Marilou Lemmens. Les deux artistes ont donc fait appel à quinze élèves de théâtre de l’université SFU en leur demandant d’incarner chacun à leur tour ce personnage, lors de performances à la galerie Audain. Au mur est affichée une série de cartes comportant des instructions pour des performances possibles.

Performer « quand les visiteurs ne regardent pas »

« Les performances ne sont pas annoncées et le performeur n’est pas identifié comme tel. Ce que l’on crée, c’est une situation dans laquelle il y a de l’ambiguïté », indique Marilou Lemmens. Pour garder cette « dose d’incertitude », les deux artistes ne font pas partie des acteurs. Richard Ibghy souligne que les représentations s’affranchiront des regards : « Chaque acteur va performer essentiellement pour lui-même, quand il va être seul, hors de vue d’un visiteur, ou en dehors des heures d’ouverture de la galerie. Quand on performe pour les autres, ça transforme la performance en travail. On conçoit cette exposition comme une résistance à ce moment-là », précise-t-il.

Marilou poursuit l’explication de son travail depuis des années : « On travaille sur des projets qui essaient de retirer la productivité, pour ne pas entrer dans une logique d’offre et de demande économique. Si vous n’avez pas de visiteur, quelles peuvent être les autres motivations ? ».

Les artistes envisagent ainsi cette situation expérimentale comme un laboratoire scientifique. « On n’a pas de vision préalable sur ce qui va se passer dans l’exposition », note Marilou. Toutefois, le retour des acteurs est important à leurs yeux : « On demande aux performeurs de nous écrire un compte-rendu sur ce qu’ils ont perçu, senti et c’est ce qui va constituer la documentation principale de l’œuvre », complète Richard.

La relation avec le public

Richard et Marilou n’utilisent pas le mot « spectateur », qui présuppose une performance, mais celui de « visiteur » dont cette expérience questionne aussi le désir: « Quelles sont ses attentes en venant dans une galerie d’art ? Comment va-t-il être engagé dans cette visite-là ? ».

L’exposition propose à chacun de s’interroger, en offrant tout de même ce que Richard appelle « une expérience esthétique ». En effet, conclut Marilou Lemmens, si le concept de productivité est absent, les portes restent ouvertes : « On ne veut pas juste mettre un cadenas sur la porte de la galerie. Il y a toute une tradition d’artistes du refus. Nous, on ne veut pas refuser de participer, mais on veut questionner la façon dont on participe ».

Chacun pourra prendre part à la réflexion lancée par When The Guests Are Not Looking en se rendant à la galerie Audain du 20 janvier au 3 février, et contribuer ainsi à l’expérience artistique.

Audain Gallery,
149 West Hastings Street, Vancouver