Un magasin pas comme les autres

L’entrée du magasin John Lewis à Londres. | Photo par Pascal Guillon

L’entrée du magasin John Lewis à Londres. | Photo par Pascal Guillon

J’aime beaucoup de choses à Londres, mais pas Oxford Street. Pour moi, aller dans un grand magasin est une corvée et non pas un plaisir. Que ce soit à Londres, Vancouver ou Paris, peu importe, car, grâce à la mondialisation triomphante, on trouve les mêmes produits partout. Un des grands magasins installés sur cette célèbre artère commerciale s’appelle John Lewis. Même si, généralement, le magasinage n’est pas trop mon truc, je fais souvent une exception pour John Lewis. A prime abord, cet établissement n’a rien d’exceptionnel. Il vend des appareils électroménagers, des meubles et des vêtements assez haut de gamme sans être classé parmi les magasins de luxe. Il faut connaître un peu l’histoire de l’entreprise pour réaliser à quel point ce n’est vraiment pas un magasin comme les autres.

C’est en 1864 qu’un drapier de province, John Lewis, a ouvert un magasin sur Oxford Street. C’était un patron avare et tyrannique chez qui les employés ne faisaient pas long feu. Sous la férule du vieux grippe-sous, l’entreprise a grandi, mais, en vieillissant, ce père fouettard de la vente au détail devint si méchant que le magasin avait du mal à recruter des employés.

Photo de Pascal Guillon

Photo de Pascal Guillon

Quand le vieux est mort, à l’âge de 90 ans, son fils, John Spedan Lewis, a hérité de l’affaire. Il s’est vite avéré très différent de son père. Pour les employés, les conditions de travail se sont vite améliorées au point de devenir meilleures que chez les concurrents. Non seulement les employés touchent un pourcentage des ventes, mais, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le patron accorde trois semaines de congés payés par an à ses employés, ce qui était très rare à l’époque. Graduellement, le patron en arrive à penser que cette gestion paternaliste est insuffisante et qu’il préfère finalement donner l’entreprise aux employés. C’est ce qu’il fait en 1929. Le magasin John Lewis devient alors une coopérative et les ex-employés sont appelés partenaires. Ça aurait pu être une coopérative parmi d’autres où les nouveaux propriétaires de l’entreprise choisissent de s’accorder un maximum de dividendes aux dépens de nouveaux investissements. Ça aurait pu être la fin de l’histoire, mais ce n’était que le commencement.

John Lewis est maintenant une grande chaîne de magasins répandus à travers la Grande- Bretagne. Mais l’entreprise coopérative comprend aussi 336 supermarchés sous l’enseigne Waitrose employant 61 000 employés/ partenaires. John Lewis, c’est aussi une usine textile, une agence de voyage et une compagnie d’assurances. Le succès de cette coopérative découle des structures de gouvernance qui ont réussi à éviter les écueils habituels qui limitent l’efficacité de nombreuses autres co-ops. Chaque magasin doit élire un conseil de direction et les conseils sectoriels élisent des représentants au conseil de direction générale, mais l’entreprise engage aussi des gestionnaires professionnels qui ont de vrais pouvoirs de gestion. Ils ne sont pas des partenaires et sont employés sous contrats renouvelables.

Être employé/ partenaire de John Lewis, ça veut dire un emploi à vie (bien que des renvois pour fautes grave soient possibles), des conditions de travail enviables, un versement annuel d’une partie des profits (en moyenne 9 à 10% du salaire annuel), un bon régime de pension, des vacances subventionnées (John Lewis possède des hôtels et châteaux à la campagne pour ses employés / partenaires, ainsi que 5 yachts) et la possibilité de prendre part à la gestion de l’entreprise.

Pour la Grande-Bretagne, John Lewis est une entreprise qui réinvestit dans le pays (elle ne deviendra jamais une multinationale), qui s’efforce d’acheter un maximum de produits locaux et qui paye ses impôts, ce qui n’est pas le cas de ses concurrents «ordinaires» qui profitent de la comptabilité magique et des paradis fiscaux. Quand on voit que cette entreprise est capable de faire tout cela tout en étant profitable en pleine expansion on se demande pourquoi les grandes chaînes multinationales de magasins affirment qu’une augmentation du salaire minimum suffirait à les mettre sur la paille. Pour le client, John Lewis est aussi un excellent service fourni par des professionnels que l’on n’a pas l’impression d’exploiter. Je sors toujours de ce magasin en pensant que si ce modèle d’entreprise était plus généralisé, le monde serait un peu meilleur.