La télé « zappée » par le Net ?

Alors que les chaînes « traditionnelles » redoublent d’efforts en ce début de saison, dégainant leurs nouvelles émissions, formules et gros canons de programmation, La Source fait entrer l’éléphant dans la pièce (ou dans l’écran) : la concurrence grandissante du Net comme canal de diffusion. La Toile est-elle en train de tuer notre bon vieux poste de télé ?

« La télé ne se meurt pas : elle est avalée par Internet », affirme Richard Cavell, théoricien des médias et cofondateur du programme d’études des médias à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC). Avant de préciser : « La télé est devenue le contenu d’Internet. Nous la regardons sur YouTube ou Facebook plutôt que par le biais d’un téléviseur installé dans le salon. » L’époque des heures de grande écoute ou du primetime, des rituels et des rendez-vous télévisés, des « tout le monde devant son petit écran », serait-elle révolue ? « Oui, répond-il sans ambages. Il n’y a plus de moment défini pour les nouvelles, par exemple. Beaucoup préfèrent les regarder sur leurs cellulaires ou les obtenir de sources alternatives comme Twitter. » Chacun, en somme, serait devenu le directeur des programmes de sa propre chaîne en continu. L’ère post-zapping verrait l’éléphant Toile, sa souris et autres applis, reléguer poste et télécommande aux oubliettes. Mais les principaux intéressés, ceux dont le métier est d’occuper, d’animer et de faire vivre le petit écran au quotidien, sont-ils du même avis ?

Julie Carpentier, chef d’antenne et présentatrice du Téléjournal en C.-B. et au Yukon. | Photo de Radio-Canada Colombie-Britannique et Yukon

Julie Carpentier, chef d’antenne et présentatrice du Téléjournal en C.-B. et au Yukon. | Photo de Radio-Canada Colombie-Britannique et Yukon

Pour Julie Carpentier, chef d’antenne et présentatrice du Téléjournal de Radio-Canada en Colombie-Britannique et au Yukon, « il n’y a aucun doute que la télévision traditionnelle est en période de transformation. Les budgets rétrécissent au profit du numérique. Mais parallèlement les caméras, les systèmes de montage, les studios d’enregistrement se simplifient et leur utilisation est plus démocratique. » Dans ce contexte, le rôle de l’institution qu’est le Téléjournal et du présentateur de nouvelles, cette façon si particulière de s’adresser à nous, dans nos foyers, à une heure donnée, est-elle encore d’actualité ?
« Le Téléjournal sera appelé à changer dans les prochains mois, même s’il est prématuré de dévoiler quoi que ce soit. Il faut garder en tête que pour un certain public, notamment les nouveaux arrivants francophones, les francophiles, certaines générations, c’est un rendez-vous important pour comprendre le monde dans lequel ils vivent. La stabilité et la constance sont des valeurs sûres », explique Julie Carpentier. Qui n’a d’ailleurs pas le sentiment de se voir éclipsée : « Je reviens de quelques jours au Yukon, plusieurs francophones m’ont dit qu’ils n’ont pas de télé, pourtant j’étais pour eux un visage familier. Ils regardent les infos qui les concernent sur Internet. Nos reportages sont découpés et peuvent être vus à la carte sur Ici.radio-canada.ca. Parfois, ils s’ajoutent à des dossiers plus substantiels. Les possibilités sont infinies. De plus, plusieurs téléspectateurs me suivent et m’écrivent sur Facebook et Twitter, la communication se fait dans les deux directions et de façon instantanée. »

Si, face à cet Internet omniscient, les chaînes traditionnelles doivent trouver des façons de s’adapter, le défi de lancer une nouvelle chaîne est peut-être encore plus grand. Pour Anthony Cauchy, chef de la production originale du nouveau canal francophone pancanadien Unis, « Internet chamboule un modèle économique mais pas la télévision en tant que telle. Les habitudes de consommation changent, et ainsi poussent à faire évoluer le modèle, à créer des expériences plus complètes pour le téléspectateur ». Il cite en exemple les sites TV5.ca et Unis.ca, qui « illustrent parfaitement cette idée de contenu accessible sur plusieurs écrans. »

Le rendez-vous principal, cependant, reste l’écran de télévision. « J’ai récemment lu une étude sur le site du Fonds des médias du Canada qui confortait cette impression. Je crois que la télévision va rester un lieu de rassemblement. On garde ce besoin d’allumer son poste sans savoir ce qu’on va regarder et du confort de se fier aux choix qu’un programmateur a faits pour nous. » Alors que Richard Cavell et d’autres tendent à annoncer la mort du primetime, la chaîne Unis croit encore aux rendez-vous : « À 20h, on a plus de personnes devant l’écran de télévision qu’en journée. Il nous faut donc proposer des programmes originaux à ces heures de grande écoute, des programmes qui vont rassembler et offrir des possibilités de visionnement multi-écrans à ceux qui le souhaitent. Rien que pour cet automne, Unis va réussir à diffuser plus de 220 heures de production originale, incluant des émissions phares à heure de grande écoute comme Canada plus grand que nature, Fou des animaux ou Ma caravane au Canada ». Et pour rejoindre l’audience plus « connectée », on mise sur l’enrichissement du visionnement, « par exemple notre application Duo qui permet d’offrir du contenu sur un second écran, et pousse encore plus loin l’expérience de visionnement en proposant des quiz, des images ou compléments vidéos. »

On peut donc raisonnablement penser, comme Julie Carpentier, que si la télé est vouée à muer, « elle ne mourra pas, comme le cinéma a survécu aux magnétoscopes et l’écoute de la radio, qui a rebondi avec l’accès sans frontière que lui confère Internet. »

La loi des séries
L’essor de Netflix, qui permet de visionner des films et des séries en ligne ou directement sur son écran de télévision, a de quoi faire peur aux chaînes traditionnelles. Certains pensent même que l’entreprise américaine a le potentiel de faire éclater le paysage audiovisuel traditionnel et son modèle de programmation en « saisons ». Pourtant, Anthony Cauchy se montre plutôt con-
fiant. « Les programmes d’Unis sont produits par des artisans de partout au pays pour les grands et les petits, des séries documentaires, dramatiques, jeunesse, des magazines, des jeux et des variétés. Lorsque ces artisans nous livrent ces séries originales, nous les programmons rapidement sur nos antennes, aussi bien sur la chaîne TV5 que sur la chaîne Unis, et permettons ainsi à ces séries d’avoir par la suite une vie sur nos plateformes web », explique-t-il. Et de confier : « À titre personnel, je ne suis pas forcément pour le “tout, tout de suite”. Je trouve qu’il est important de garantir une certaine continuité dans les séries, et la programmation en “saisons” le permet. Même si les diffusions peuvent être rapprochées, il faut tenir compte des délais de production. Les productions restent à échelle humaine, on ne peut produire une série de 13 fois 1h en une semaine. Si on programme toute une série originale d’un coup, on demande au téléspectateur de patienter des mois avant de découvrir la prochaine saison. Je ne suis pas sûr que l’expérience en sorte enrichie. »