Les Îles Orcades (Orkney Islands en anglais) ont joué un rôle important dans l’histoire du Canada. Au 18ème et au début du 19ème siècle, les deux tiers des employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson (mis à part les Canadiens français et les Métis) provenaient de ces îles situées au nord de l’Écosse. Les directeurs de la compagnie à Londres avaient décidé que ces îles étaient un parfait réservoir d’employés sobres, honnêtes, travailleurs et surtout capable de vivre pendant des années loin des villes et dans un climat rude. Dans ces îles nordiques balayées par les vents de l’Atlantique, la pêche, l’élevage de moutons et l’artisanat ne rapportaient guère… ce qui encourageait les jeunes hommes à s’engager dans l’aventure coloniale, comme marins ou comme employés de la Compagnie des Indes, mais le plus souvent comme employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
Curieux, je me suis rendu à Stromness, persuadé que seuls quelques historiens amateurs et bénévoles du musée du village étaient encore conscients de ces liens avec le Canada. À peine débarqué dans ce village de maisons de pierre, construites serrées les unes contre les autres comme pour mieux se tenir chaud et résister aux vents, je me suis rendu au musée. J’explique à la dame qui s’occupe bénévolement de l’établissement que je suis arrivé de Vancouver à la recherche des liens historiques qui unissent les Îles Orcades et le Canada. Aucunement surprise, elle répond « ah, vous êtes là pour la conférence qui se tient ce week-end » ? J’apprends ainsi que des délégués en provenance du Canada, de Norvège, d’Irlande et de différentes régions du Royaume-Uni viennent à Stromness à l’occasion du Bicentenaire de la naissance de John Rae. Tout le monde prend pour acquis que je sais qui est John Rae, le héros du coin. Je n’ose pas faire étalage de mon ignorance et je n’ose surtout pas leur dire que ce brave monsieur Rae n’est pas universellement connu de tous les Canadiens. En explorant le petit musée, j’en arrive vite à la conclusion qu’il devrait l’être.
Après des études de médecine, John Rae, comme tant d’autres Orcadiens de son époque, s’engage au service de la Compagnie de la Baie d’Hudson et passe 10 ans au fort de Moose Factory en Ontario. Mais éduqué et bon cartographe, c’est l’exploration qui l’attire. Il devient le premier européen à cartographier la côté nord ouest de la Baie d’Hudson et une partie des côtes de l’Île Victoria. Il réussit à trouver le passage du nord ouest là où l’expédition Franklin a échoué car il respecte les Inuits et apprend à vivre et à voyager à leurs manières. Les Inuits lui racontent, en 1854, que quelques années plus tôt, des survivants de l’expédition Franklin ont sombré dans le cannibalisme dans le vain espoir de survivre au terrible hiver qui a décimé les membres de cette expédition. Quand Rae révèle la chose en Grande-Bretagne, cela crée un scandale. Lady Franklin, la veuve de l’explorateur disparu, a travaillé dur pour faire en sorte que son défunt mari soit vu comme un héros national mort en gentleman pour la gloire de l’Empire et le rayonnement de la civilisation britannique. John Rae a tout de suite été attaqué par la presse anglaise. Charles Dickens, le célèbre romancier, attaque Rae dans le Times disant que s’il y a eu cannibalisme c’est que les survivants de l’expédition Franklin ont été « attaqués par les sauvages qui sont fourbes, lâches et cruels par nature ». John Rae a écrit dans le même journal pour défendre les Inuits, mais voilà, Charles Dickens était célèbre, Lady Franklin était connue de la haute société londonienne, alors que Rae n’était ni l’un ni l’autre. Franklin est entré dans l’Histoire et John Rae a été plus ou moins oublié.
Pas à Stromness ou dans l’ensemble de l’archipel des Orcades. Depuis quelques jours, une statue de l’explorateur a été érigée sur le quai du port de Stromness et la John Rae Society a été fondée dans le but « d’éduquer le public et de renforcer les liens entre les Orcades et le Canada. » Le député de la région s’est mis de la partie et entend bien œuvrer à Westminster pour que John Rae soit enfin reconnu comme un héros national.
Mais pour les résidents des Îles Orcades, et surtout ceux de Stromness, les liens historiques entre leur communauté et le Canada sont une évidence. En fait, des générations après la traite des fourrures, quand un Orcadien songe à émigrer, il songe encore tout naturellement au Canada. Au pub, j’en ai parlé avec un marin-pêcheur qui m’a dit que son oncle habitait en Ontario. « Mon beau-frère habite à Calgary » ajoute son compagnon qui s’est joint à la conversation.
« J’ai des cousins dans l’île de Vancouver » dit la serveuse. Un autre client m’explique qu’un commerçant du village a des ancêtres métis. En effet, au 19ème siècle, des enfants d’un père orcadien et d’une mère autochtone ont été envoyés dans les îles pour être éduqués dans la famille de leur père. Ils sont restés à Stromness. La propriétaire du Bed & Breakfast m’explique qu’elle reçoit souvent des visiteurs canadiens à la recherche de leurs racines ancestrales. À Stromness, on se sent loin de Londres, mais pas si loin du Canada.