Un matin d’automne 2013, le quotidien Nice Matin nous apprend qu’une richissime famille indienne a loué tout l’hôtel Carlton à Cannes ainsi qu’un autre hôtel du front de mer pour loger toutes les personnes invitées au mariage de leur fille. Pour fêter la chose tranquillement sans être gêné par les gens ordinaires, ce maharajah du fric s’est arrangé avec la municipalité de Cannes pour que certaines rues soient fermées et que la police soit là pour tenir les badauds à distance. J’ai pensé que cela allait être mal accueilli par la population. Après tout, les Français n’hésitent jamais à exprimer leur mépris des riches et à rappeler les valeurs égalitaires de la République. Mais si poser en révolutionnaire de bistro est une chose, la réalité en est une autre, surtout sur la Côte d’Azur où servir les riches est à la base même de l’économie régionale. Dans le seul département des Alpes-Maritimes, où se trouvent les villes de Nice et Cannes, le tourisme représente quinze millions de visiteurs, soixante-quinze mille emplois directs (soit un sur cinq) et attire près de dix milliards de dollars par an dans la région. Ce département capture à lui seul 13% du marché touristique français.
Mais si, ailleurs, le tourisme est un phénomène de masse, sur la Côte d’Azur, il s’agit aussi du tourisme haut de gamme. En 2010, le magazine d’affaires Les Échos présentait un classement, préparé par le groupe immobilier Savills, sur la région favorite des ultra-riches quand il s’agit d’y établir une résidence secondaire. La première place revient à la Côte d’Azur et si la Riviera italienne obtient la seconde place, la France rafle aussi la troisième place avec l’Ile de Saint- Barthélemy. Alors si un milliardaire indien veut fermer une rue de Cannes pour faciliter le déplacement de ses invités entre deux hôtels, qu’à cela ne tienne, ça fera toujours rentrer de l’argent dans les caisses. Effectivement, deux jours avant le mariage, on pouvait déjà voir de riches Indiens faire leurs emplettes dans les magasins de luxe proches du bord de mer. J’ai pu au moins regarder les vitrines, mais après avoir vu un manteau à huit mille euros et une montre à vingt-sept mille euros, j’ai tout de suite compris que ce quartier n’était pas pour moi.
A la terrasse d’un café ordinaire, près de la gare de Cannes, j’ai discuté avec deux jeunes qui travaillaient comme chauffeurs pour une entreprise au service des ultra-riches. Ils avaient plein d’histoires à raconter sur un groupe de jeunes russes qui claquaient plusieurs dizaines de milliers d’euros en une soirée dans les boîtes de nuit, sur le prince saoudien qui traite le chauffeur comme un esclave méprisable mais lui laisse deux mille euros de pourboire à la fin de la semaine, ou encore sur une femme qui était furieuse quand elle s’est aperçue que son mari avait envoyé une voiture avec chauffeur la chercher à l’aéroport de Nice pour l’emmener au yacht amarré à Cannes… Elle aurait préféré un hélicoptère. Les histoires de méga-riches sont légions mais sont généralement impossibles à vérifier. Mais il suffit de s’éloigner du bord de mer pour découvrir que Cannes ou Nice sont des villes françaises ordinaires, à cette différence que les gens y gagnent leur vie à servir les riches. Les statistiques démontrent que la région est en plein dans la moyenne nationale pour ce qui est des salaires moyens et du taux de chômage. Ceux qui travaillent avec les touristes des classes moyennes disent que les gens dépensent moins depuis la crise et que souvent, ils prennent des vacances plus courtes. Mais ceux qui servent les ultra-riches disent que leurs clients ne connaissent pas la crise. Eh oui, les fameux « 1% » se portent très bien.
C’est particulièrement évident dans le domaine des super yachts, c’est-à-dire des bateaux de plaisance de plus de 50 mètres de long. Ils se louent à plus de cent mille dollars par jour, équipage, carburant et nourriture compris. Réservez longtemps à l’avance car en pleine saison, il n’y a plus rien de disponible. Évidement, ceux qui louent ne sont que d’humbles millionnaires. Les ultra-riches sérieux possèdent leurs propres palais flottants avec plateforme d’atterrissage pour hélicoptères et équipage en uniforme blanc. Rares sont les Français qui travaillent sur ces grands yachts car l’anglais est la seule langue de travail et, pour les officiers, les diplômes britanniques sont préférés. Les bateaux eux-mêmes battent généralement pavillon britannique et sont immatriculés dans des territoires de la Couronne (Gibraltar, Jersey, Bermudes, Grand Caïman etc) qui sont aussi des paradis fiscaux. Les règles de l’Union européenne qui régissent les conditions de travail ne s’appliquent donc pas, d’autant plus que ces bateaux passent au moins la moitié de l’année dans les Antilles. Les agences de recrutement chargées de trouver des équipages appartiennent généralement à des Anglais et elles travaillent dans cette langue même si elles sont basées à Cannes ou à Antibes. Par contre, de nombreuses entreprises françaises vendent leurs services à ces boat people bourrés de fric. Il suffit de s’asseoir sur les quais des grandes marinas pour regarder le défilé des camionnettes qui livrent les fleurs, les grands vins, la nourriture, sans compter les services de réparation et de nettoyage. Les chantiers navals de la région travaillent à la construction et à la réparation de ces méga-yachts.
Dans la France de François Hollande, les entrepreneurs crient au matraquage fiscal et les « petits » millionnaires se déchaînent contre les taxes sur la fortune. Les ultra-riches, eux, n’ont pas a s’en faire, ils ne résident pas sur la même planète. Ils n’ont que des résidences secondaires dans différentes régions du monde et leurs seules adresses permanentes ne sont que des boîtes à lettres au Liechtenstein ou aux Bermudes. Ils sont au-dessus des états et donc au-dessus des lois qui régissent le commun des mortels. Sur les quais de Cannes, Antibes ou Saint-Tropez, les citoyens ordinaires se massent pour admirer et photographier les princes du capitalisme mondialisé qui, entourés de serviteurs dociles, tuent l’ennui sur leurs grands bateaux blancs.