Le point de départ de mon voyage se trouve quelque part sous mon nez. J’étais encore en Argentine quand je me suis mise en route. » C’est ainsi que Laura Alcoba décrit sa rencontre avec le français – et ses voyelles nasales – quand à la fin des années 1970, âgée de 10 ans, elle s’apprête à rejoindre sa mère réfugiée en France pour fuir la dictature. Une rencontre qui se transformera en véritable amour et qu’elle relate dans Le Bleu des abeilles, un récit autobiographique touchant sur son expérience d’immigrante et son apprentissage émerveillé du français, devenu sa langue d’écriture.
Fraîchement débarquée à Paris, la jeune Laura fait face à sa première déception : elle ne va pas vraiment habiter dans la capitale, mais au Blanc-Ménil, dans un modeste appartement d’une cité occupée principalement par des immigrants espagnols et portugais, qu’elle et sa mère doivent partager avec une autre réfugiée. Un « quartier latin », ironiquement, mais loin du décor de carte postale auquel elle s’attendait et qu’elle avait vanté à ses amies. D’emblée, on perçoit les déconvenues de l’exil et l’angoisse d’une petite fille déterminée à se fondre dans le moule de son pays d’accueil.
L’intégration est un thème central dans ce roman, où l’on voit Laura rechercher l’immersion à tout prix et se jeter à corps perdu dans l’apprentissage du français, qu’elle veut maîtriser aussi bien que les natifs. Ainsi, elle s’évertue chaque soir à prononcer les « u » sans accent devant son miroir et se lance dans la lecture des Fleurs bleues de Queneau, qu’elle déchiffrera mot à mot jusqu’au bout malgré la difficulté, juste pour prouver qu’elle en est capable.
Tout est raconté par la voix de la fillette, dans des fragments de souvenirs où l’on découvre avec elle la France de l’époque, des vacances à la neige à Claude François, jusqu’à son amitié avec « une vraie Française », qui sera pour elle un réel accomplissement. Les phrases courtes aux mots simples apportent une vraie fraîcheur au texte en donnant à voir le quotidien sous un jour nouveau et en faisant réfléchir sur des pratiques et des réalités qu’on prend pour acquises. Un exemple particulièrement délicieux est celui de la découverte du reblochon et de son odeur légendaire, qui « n’est pas de l’agressivité de sa part » mais juste sa façon de montrer « qu’il ne veut pas être avalé sans qu’on s’en rende compte. » Une interprétation pleine de panache qui fait prendre du recul sur la culture française.
Tout aussi passionnant, l’auteure revient sur son apprentissage du français et sa fascination pour le « e » muet, « qui est là et qui se tait. » Un regard poétique et tendre sur notre langue, qui nous la fait voir autrement.
Mais dans l’ombre de cette nouvelle vie, Laura n’oublie pas son père, prisonnier en Argentine, avec qui elle correspond assidûment. Pour alimenter leurs échanges, il lui propose de lire les mêmes livres au même moment, parmi lesquels La vie des abeilles, qui a inspiré le titre du roman. A travers leurs échanges, on saisit des bribes de la dure réalité de la vie sous la dictature et on comprend que c’est cette correspondance qui aide le père à tenir le coup. On ne peut alors qu’être ému par cette fillette forcée de grandir trop vite, entre deux mondes qui la dépassent.
Le Bleu des abeilles est un roman de l’enfance, mais pas enfantin. Il soulève des questions essentielles sur l’intégration et la quête d’identité des migrants, qui résonneront particulièrement dans le contexte multiculturel canadien. Comment trouver sa place ? La maîtrise parfaite de la langue est-elle nécessaire ? Doit-on abandonner sa culture d’origine pour s’intégrer ? A lire absolument.