Mon cher Pascal, après être tombée, au détour d’un voyage, sur votre chronique consacrée à mon archipel dans le journal La Source, du 10 septembre 2013, je me permets de vous répondre.
Fille des îles, mon regard ne sera peut être pas des plus objectifs, mais qu’est-ce que l’objectivité, si ce n’est que d’essayer de porter un regard le plus large et le plus ouvert possible sur un fait. Prenons d’abord les vérités, Saint-Pierre-et-Miquelon est certes une « bizarrerie géopolitique », aussi petite qu’une crotte de maringouin sur la surface de cette planète. Pour reprendre vos chiffres : « 8 îles et îlots, une superficie de 242 km2 et quelques 6 000 habitants », de toute évidence il ne s’agit pas là d’un des pôles d’attraction majeurs de ce monde.
Nous sommes, en effet, un minuscule territoire français perdu en Atlantique nord, qui ne survit que par les subventions qui lui sont allouées par le gouvernement. Il est effectivement aberrant de voir qu’un si petit territoire monopolise autant l’argent des 66 millions de contribuables français. Certes les salaires des fonctionnaires sont majorés de 40 à 70% comparé à la métropole, certes les étudiants des îles bénéficient d’une bourse d’études et d’un billet d’avion pour poursuivre leurs études secondaire (450€/mois pour les étudiants, 390€/mois pour les élèves de moins de 20 ans), certes l’existence des compagnies de transport, maritimes et aériennes, ainsi que l’approvisionnement en marchandises, ne sont possibles que si la France donne chaque année une cagnotte pour en permettre l’activité.
Cependant, il faut noter que le fonctionnaire qui, semble-t-il selon vous, se laisse séduire par la majoration gargantuesque de son salaire, s’imaginant de ce fait prêt à vivre une ruée vers l’or digne des temps du Far West, retombe bien vite de son nuage, lorsqu’il découvre combien d’argent il devra lui aussi, en tant que contribuable de l’archipel, payer en retour en impôts (taxes) qui chaque année s’abattent sur les habitants de l’archipel. Sans compter que le coût de la vie y est deux fois plus élevé qu’en France métropolitaine.
Revenons un instant sur les étudiants, ils bénéficient en effet d’une bourse d’études, mais est-elle si « généreuse » lorsque l’on considère qu’il faut quitter le foyer vers le continent ou la France à 4 000 km de là, payer un logement, ses factures, se nourrir, pour s’octroyer la chance d’envisager un avenir. Vous soulignez aussi que les deux tiers d’entre eux ne reviennent pas sur les îles, cela se discute…
Peut-être ne reviennent-ils pas tout de suite, c’est vrai, ils voient (en majorité) ce départ aux études comme un moyen de prendre en main leur futur, et on peut très bien les imaginer crier « Liberté ! » Mais il serait mentir de dire que l’archipel ne leur manque pas et aussi qu’ils n’y reviennent pas ! Dans la vie, d’une grande ville ou d’une petite communauté, il faut souvent partir pour grandir, voir, apprendre, et on s’aperçoit souvent que, bien qu’on l’ait secrètement espéré, l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.
L’archipel rappelle beaucoup de ses natifs. Sa qualité de vie est incomparable et les étudiants le savent déjà ou s’en rendent compte très vite.
Ils ont grandi sur les îles, ils ont pêché, campé, parfois chassé, ils ont arpenté les rues, les sentiers, les criques et les rivages et ils ont senti combien on y est libre. Ils ont été assis sur les bancs de ces quelques écoles primaires, de ces 2 collèges et de ce lycée, qui les ont vus grandir et qui les ont formés. En moyenne 100% de réussite aux examens chaque année. Pourquoi ? Certainement pas parce que les questions sont plus simples sur l’archipel ! Sommes-nous plus bêtes qu’en France ? Je ne crois pas non ! Seulement parce que ce sont ces mêmes enseignants qui les ont suivis toute leur vie d’enfant, qui les ont grondés, poussés, félicités et qui les connaissent ! De l’arrivée au collège à 11 ans, au baccalauréat à 17 ans, ces futurs étudiants ont une chance sur trois d’être suivis toute leur scolarité par le même professeur de mathématiques, de français, d’anglais ou d’histoire… Pourquoi est-ce important ? Parce que cela permet un vrai transfert de connaissance et un suivi régulier de l’enfant, qui dans une classe allant de vingt à huit élèves, est considéré comme une personne et pas seulement comme un nom.
La délinquance est peu présente, parce qu’elle est vite recadrée par la famille, les amis. Sur une île où tout le monde se connaît, il est difficile de faire de GROSSES bêtises.
Les parents stressent peu à se demander où sont leurs enfants et ce qu’ils font. On peut sillonner l’île à pied ou en V.T.T, à 5 ans comme à 60, le pourcentage de chance de disparition est quasi nul. Les maisons restent ouvertes, les voitures également (souvent avec les clés sur le contact) en même temps, sur une île aussi petite, où voulez-vous aller si vous volez, enlevez ou commettez une infraction quelconque ?!
De plus, le réseau associatif sur l’archipel permet aux jeunes de pratiquer le sport qu’ils désirent. Karaté, tae kwon do, judo, boxe, tennis, foot en salle ou extérieur en saison, hockey, patinage, danse, gym, équitation, piscine, waterpolo, volleyball, rugby et j’en passe, offrent aux enfants la possibilité de pratiquer et de partir à plusieurs reprises chaque année sur l’île voisine Terre-Neuve pour des compétitions (certains des joueurs de hockey de l’archipel ont déjà joué lorsqu’il étaient adolescents contre Michael Rider de Bonavista, repêché par les Canadiens en 1998, nous avons aussi un jeune Saint-Pierrais, Mathieu Briand, qui évolue actuellement en USHL aux USA ou Gary Lévêque qui brille dans le hockey français depuis plusieurs années).
Bref, vous n’entendrez jamais de la bouche d’un enfant que Saint-Pierre-et-Miquelon n’est pas le paradis, encore moins de celle des enfants de ces « fonctionnaires » qui goûtent à la liberté et ne veulent plus la lâcher. Morale : beaucoup d’étudiants reviennent un jour aux racines, surtout lorsqu’il s’agit de fonder une famille.
L’avenir économique des îles « semble sombre », oui, je ne peux malheureusement pas vous contredire sur ce point, mais c’est justement grâce à ces étudiants, ces enfants qui rêvent encore de voir leurs îles prospérer, que chaque année des projets sont réalisés. Ils sont le moteur, l’essence, la puissance du futur de l’archipel. Essayer de faire venir les touristes là où la pêche est morte, oui, tel est le but. C’est vrai que sans traversier pouvant embarquer les véhicules nous nous privons de cette « tribu de retraités à roulettes » (j’aime beaucoup votre expression), mais c’est en projet. Des hôtels, des auberges (chez l’habitant), des espaces de cam-
ping, il en existe déjà. Les îles sont à 70% sauvages et offrent chaque été aux habitants et aux visiteurs toutes leurs merveilles. Et je vous rejoins sur le fait que si un système de transport moins onéreux (un aller/retour Montréal-Saint-Pierre coûte 1200$ !) était mis en place entre les îles et le continent, le pourcentage de touristes augmenterait certainement.
Cependant, nous sommes loin de l’idée de faire de notre archipel le « St Tropez de l’Atlantique nord » pour reprendre vos mots, mais dans ce monde où les voyageurs sont de plus en plus assoiffés de nature et de destinations sauvages, nos îles sont faites pour eux.
Et je vais quitter mon objectivité un instant pour de la fierté (il n’y a pas de mal à cela n’est ce pas ? ) pour dire que s’il existe des solutions pour s’en sortir, elles ne viennent pas tant des subventions pantagruéliquement gargantuesques que le gouvernement français veut bien nous donner, mais de ceux qui les reçoivent. Ces enfants, qui chaque jour grandissent sur cette poussière du monde au milieu de l’océan, loin du béton et de la consommation à outrance, à l’image de ces campements devant les succursales des grandes chaînes de distribution pour obtenir au plus vite le petit dernier d’une famille de gadgets pseudo-intelligents censés faire de leur vie une vitrine de bonheur et de magie… NON ! Ces enfants savent encore quoi faire de leurs dix doigts ! Créer et fabriquer de rien, un cerf -volant avec du papier, une canne à pêche avec du bois flotté, un bivouac pour passer la nuit dans la forêt. Ces enfants qui rêvent encore et qui, je crois, veulent que leurs îles s’épanouissent et connaissent des jours économiques meilleurs, tout en offrant cette magie dans laquelle ils ont grandi.
Pour conclure cet article, je vais réagir à la phrase qui m’a le plus interpellée dans votre chronique, je cite : « En dépit de la géographie, les chaînes de radio et télé envoyées par câbles sous-marins depuis la métropole font que les îles sont plus branchées sur Paris que sur Montréal ou Saint-Jean de Terre-Neuve. »
Je dirais : « Ben voyons ! » Depuis seulement deux ans maintenant nous recevons les chaînes télé françaises, non pas par câbles sous-marins mais par satellites ! Les radios locales diffusent leurs propres programmes et utilisent certes des chroniques de France Inter, mais également de Radio-Canada (en particulier le Téléjournal) et la musique diffusée va de Johnny Halliday en bon français, à Marjo, Offenbach, les Colocs ou Jean Leloup. J’ai grandi en regardant Canal Famille puis Vrak TV, en suivant assidûment Watatatow, les Intrépides ou encore Bibi et Geneviève ! Les méchants Mardis Molson Ex sur RDS je les connais ! Quand je vais magasiner, j’achète le Choix du Président, ou je vais chez Home Hardware ou Rona puisqu’il n’existe ni Leroy Merlin ni Mr. Bricolage chez moi. Je mange des cuisses de grenouilles, de la baguette et du foie gras, mais aussi du beurre d’arachides, du Cheez-wiz et de la poutine !
Je suis un morceau des îles, je suis un savant mélange entre l’Amérique du Nord et la France, je suis Saint-Pierraise et Miquelonnaise, et je pense parler au nom de nombreux Saint-Pierrais et Miquelonnais en disant que je me sens moins expatriée au Canada qu’en France métropolitaine.
Anne-Laure Martinot, originaire de Saint-Pierre-et-Miquelon