Voilà ce que personne ne vous dira avant votre arrivée à Vancouver. Comme la chrysalide transforme la chenille en papillon, la ville façonne ceux qui ont la chance d’y venir vivre.
Après deux ans dans la métropole, je ne peux plus cacher le changement. J’ai découvert la valeur d’une percée de soleil et j’en profite, entre les averses, la pluie et la bruine, que je différencie facilement. Quand le thermomètre dépasse les dix degrés et que le soleil brille, je ne suis plus surprise de voir les gens se balader en short. De plus les pantalons de yoga Lululemon peuvent apparemment se porter en toutes circonstances. Je rappelle aux gens qu’il est possible de skier, jouer une partie de golf et faire de la voile le même jour, même si je ne connais personne qui l’a tenté. Peu importe, c’est la possibilité qui compte. Je peux maintenant commander une dizaine de variétés de thé et faire la distinction entre le café Starbucks, Coffee Blend ou Tim Hortons. Tout cela vous est familier ? Alors vous avez commencé à tisser
votre cocon.
Doucement, mais de façon irrémédiable, je me mets à comprendre comment la ville est organisée. Je fais la file pour le bus à l’endroit où s’ouvrent les portes. Je découvre une certaine logique dans la disposition des étagères à l’épicerie, où les piles électriques cô-
toient les accessoires de pâtisserie, et je comprends pourquoi le beurre, le lait et les yaourts ne sont pas ensemble.
Les hordes de touristes arriveront bientôt en ville, je leur conseillerai les meilleurs endroits où manger, que ce soit du sushi ou un izakaya. Qu’ils aient le goût de manger grec, afghan ou argentin, je sais où les envoyer.
Je sais aussi que tout trajet en bus se termine par un merci au chauffeur, mais au gymnase, je me suis accoutumée à ne pas recevoir de bonjour réciproque alors que j’y rencontre les mêmes personnes jour après jour. J’en suis finalement venue à attendre sous la pluie à un coin de rue désert le feu vert pour piétons. Du coup, je m’aperçois que mes ailes de papillon vancouvérois se développent.
Mais voilà, quelque chose sème la rébellion en moi. Quand je les ai aperçus je ne pouvais m’empêcher de les fixer, surprise de leur façon de faire. Vous les connaissez, les mangeurs ambulants. Vous les voyez normalement à l’heure du midi. Ils mangent tout en marchant, que ce soit un burrito, un bol de nouilles ou une salade. La serviette est optionnelle, le maniement de la cuillère ou de la fourchette ne cause pas de problème. Le tout est accompagné de leur portable et d’écouteurs pour la musique. La scène se complète par une tasse géante de Tim Hortons. Quand un de ces mangeurs ambulants réussit à ajouter un parapluie à la combinaison salade et café, je ne peux qu’être épatée par la manœuvre de pieuvre qui permet un tel spectacle.
Tout d’un coup je me rends compte que peu importe, moi, je ne changerai pas. Je continuerai à partager mes repas car manger seule est une des choses les plus tristes de la vie. Manger, c’est plus qu’une simple ingestion de calories; une bonne compagnie est aussi importante que la nourriture et sûrement on s’assied pour manger ! Vous me verrez peut-être manger un japadog ou encore courir sous la pluie battante, mais vous ne verrez jamais ce papillon manger une salade tout en marchant.
Traduction Barry Brisebois