Gibraltar est sans doute une des bizarreries géopolitiques les plus célèbres au monde. Ce territoire britannique situé à la pointe sud de l’Espagne ne couvre que 6 km2 soit 50% de plus que le Parc Stanley de Vancouver. Plus de la moitié du territoire est occupé par un imposant massif rocheux verdoyant habité par des colonies de singes. L’intérieur du Rocher est sillonné de tunnels dont certains ont été creusés pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est entre le rocher et le port que s’entassent les trente mille résidents de Gibraltar. Le long de la frontière terrestre avec l’Espagne, une piste d’atterrissage construite en partie sur la mer permet à ce mini-territoire d’avoir un aéroport d’où plusieurs vols par jour partent vers l’Angleterre.
Ce petit territoire vit en grande partie du tourisme. Il accueille quelque 12 millions de visiteurs par an. L’écrasante majorité de ces touristes ne passent que quelques heures à Gibraltar, après quoi ils remontent sur leurs bateaux de croisière ou retraversent à pied la frontière espagnole. En fait, 80% des touristes sont des Espagnols qui viennent faire le plein de cigarettes et alcools à bas prix. Certains prennent tout de même le temps de se promener en ville ou de monter sur le Rocher pour aller voir les singes. Peu de touristes passent la nuit à Gibraltar, car les hôtels sont plus nombreux et moins chers du côté espagnol de la frontière. D’ailleurs, les guides touristiques vous diront que quelques heures suffisent largement pour visiter Gibraltar. Étant amateurs des bizarreries géopolitiques, j’ai décidé d’y passer plusieurs jours.
En plus de quelques heures de recherche sur Internet, j’ai saisi toutes les occasions de parler avec les Gibraltariens, chauffeurs de taxis, employés d’hôtels ou de magasins, retraités assis sur un banc public, habitués du pub près de mon hôtel, etc. On découvre vite que les habitants de Gibraltar ne sont pas des expatriés anglais venus gagner leur vie dans un anachronisme colonial. Les Gibraltariens aimeraient que leur territoire devienne un mini-état indépendant, comme Monaco, ou le Liechtenstein. Le gouvernement de ce territoire autonome a d’ailleurs fait une demande en ce sens au comité de décolonisation des Nations Unies. En dépit des bus à impériale, des pubs, des salons de thé, des policiers vêtus à l’anglaise, de la livre sterling et autres signes de liens avec la Grande-Bretagne, les habitants de Gibraltar ont leur propre culture, ni tout à fait anglaise, ni tout à fait espagnole. Certes, l’anglais est la langue officielle, mais les Gibraltariens sont bilingues et passent volontiers de l’anglais à l’espagnol lorsqu’ils parlent entre eux. Ils ont même leur propre dialecte, le yanito, qui est un mélange d’anglais et d’espagnol avec des apports de mots italiens et maltais. Ils ont leur cuisine où figurent les influences anglaises, espagnoles et marocaines.
Londres ne s’oppose aucunement à l’indépendance de Gibraltar et serait même ravie de se débarrasser de ce petit bout de terrain qui empoisonne ses relations avec l’Espagne. L’obstacle, c’est Madrid qui revendique Gibraltar même si les Gibraltariens ne veulent absolument pas devenir espagnols. La position de l’Espagne est claire : Gibraltar est un morceau d’Espagne sous occupation coloniale. Les Gibraltariens, eux, font remarquer qu’entre le départ des Arabes et l’arrivée des Anglais, Gibraltar n’a été espagnol que pendant 203 ans alors que le territoire est britannique depuis 310 ans. Les Gibraltariens rappellent souvent que Madrid a formellement cédé le territoire à la Grande-Bretagne par la signature du Traité d’Utrecht en 1713. Mais les Espagnols s’appuient sur ce traité pour refuser toute indépendance aux Gibraltariens, disant que si le territoire n’est plus britannique, il doit revenir à l’Espagne. Tout cela ne serait qu’une dispute d’historiens si ça ne touchait pas la vie de tous les jours des résidents du Rocher. Car à chaque poussée de fièvre nationaliste à Madrid, l’Espagne multiplie les contrôles au poste-frontière ce qui crée d’immenses embouteillages et empoisonne la vie des milliers d’Espagnols qui vont travailler à Gibraltar tous les jours, sans parler des touristes.
Les Gibraltariens ont appris à vivre avec ces tracasseries et cette mentalité d’assiégés renforce leur identité « nationale » et leur détermination à ne pas céder aux pressions espagnoles. Alors, c’est le rocher de la haine ?
Oui et non. Les Gibraltariens expriment volontiers leur haine de l’Espagne dans un contexte politique, mais soulignent qu’ils parlent espagnol, qu’ils vont souvent en Espagne, et que bien souvent un membre de leur famille a épousé une ou un Espagnol. J’ai demandé à un jardinier du Jardin botanique quelle équipe il supportait pendant la Coupe du monde de foot. « L’Angleterre, bien sûr » répond-il, avant d’ajouter, « une fois que l’Angleterre est éliminée, j’appuie l’Espagne.»
Pour le touriste, Gibraltar vaut bien le détour et quelques heures ne seront sans doute pas suffisantes pour apprécier ce mini-pays. En plus… Les singes sont plutôt mignons.