Outre « TOTEM », sous chapiteau jusqu’au 6 juillet, le Cirque du Soleil fait des émules avec son programme de cirque social « Cirque du Monde », qui vise à remettre en piste des jeunes en situation précaire. Mais concrètement, en matière de réinsertion ou de « vivre-ensemble », jusqu’où le cirque fait-il la pluie et le beau temps ?
Tout un programme
Le cirque social a presque 20 ans et n’a jamais été aussi émergent. Popularisé dès 1995 par le Cirque du Soleil et son programme « Cirque du Monde », qui cible les jeunes marginalisés, cette pratique d’action sociale utilise les arts du cirque comme outils d’intervention. « Un projet de cirque social mêle typiquement une vingtaine de jeunes, un ou deux instructeurs de cirque et un adulte significatif, souvent travailleur social », explique Gil Favreau, directeur de l’action sociale et des relations avec les communautés au Cirque du Soleil. Offert localement par des organismes sociaux, le programme pousse les jeunes à collaborer et à « prendre des risques contrôlés », gages d’estime et de confiance en soi. L’objectif ? Développer de nouveaux rapports avec la société. Les exemples d’applications sont multiples, de l’Afrique du Sud où le cirque social a servi à motiver des enfants nés avec le VIH à suivre leur traitement, à la Mongolie, où des projets ont été menés auprès de jeunes incarcérés.
Pour atteindre les clientèles visées et pérenniser le programme, le Cirque du Soleil établit des partenariats avec des organisations bien ancrées dans leurs communautés. Au début, « nous leur fournissions un soutien financier ». Mais depuis 2000, face à la montée en puissance du cirque social, l’entreprise québécoise axe davantage ses efforts sur la formation. « Le matériel pédagogique est gratuit et sa distribution, très libérale. Nous avons aussi mis en ligne une plateforme destinée aux intervenants, qui comporte une carte permettant de localiser les initiatives. » Le Cirque y répertorie aujourd’hui 425 organismes de cirque social répartis un peu partout sur la planète, en plus de mettre en relation les chercheurs afin de « regrouper des données empiriques ». On y apprend par exemple que SFU s’intéresse actuellement à l’impact du cirque social, dans le cadre du projet de recherche « Art for social change » dirigé par Judith Marcuse. Parallèlement, le Cirque utilise ses tournées pour lever des fonds : « Nous offrons de très bons billets à nos partenaires, qui les revendent à leur guise ». C’est le cas à Vancouver, où 16 organisations ont bénéficié de places de faveur pour « TOTEM ».
Émules et variantes vancouvéroises
Travis Johnson, directeur des opérations de la Vancouver Circus School, qui entretient « une belle amitié » avec Gil Favreau et dont l’institution mène depuis 2012 des projets de cirque social en Thaïlande, travaille actuellement au déploiement de l’Asia-Pacific Social Circus Association (ASCA), dont le mandat est de construire « un réseau durable et reconnu de programmes de cirque social dans la région. » L’association compte déjà une vingtaine d’organismes membres et une quinzaine d’intervenants impliqués. Le Cirque du Soleil, qui n’en fait pas partie mais qui applaudit l’initiative, pourrait contribuer en finançant le salaire d’un poste de gouvernance, indique Gil Favreau.
À Circus West, le directeur, Al Vigoda, est réticent à parler de programmes « ciblés » sur les jeunes « à risque ». « Je vous mets au défi de me dire quel jeune est à risque et quel jeune ne l’est pas dans nos spectacles. Au départ, quel enfant n’est pas à risque ? » Son organisme, installé dans East Vancouver, accueille « entre autres » plusieurs jeunes envoyés par la Kiwassa Neighborhood House voisine : ces derniers sont intégrés sans différenciation. Et si certains instructeurs de Circus West ont été à l’emploi du Cirque, aucun n’a reçu de formation en cirque social. Ce qui n’empêche pas Al Vigoda d’être ouvert à l’échange de bons procédés : il invite même le Cirque du Soleil au premier CircusFest Vancouver, qui doit réunir du 6 au 9 novembre la communauté circassienne de la côte ouest.
Côté francophone, Lorraine Fortin, de Visions Ouest, qui propose depuis quatre ans des camps et des ateliers de cirque en partenariat avec Benoit Ranger, ancien maître de piste au Cirque du Soleil et fondateur de Les transporteurs de rêves, n’applique pas le modèle du cirque social à la lettre, mais développe avec son complice une approche qui s’y apparente et qu’elle qualifie d’« organique ». « Chaque jeune a sa particularité. Benoit est très bon pour repérer les forces et les faiblesses des uns et des autres et pour mesurer l’énergie d’un groupe. Nous conduisons la collaboration, en offrant à chacun une liberté bien encadrée et une sécurité libératrice. Nous identifions également des ʺgrandes sœursʺ pouvant servir de modèles et un ʺchampionʺ est honoré à la fin de chaque camp, ce qui valorise le leadership. »
Pendant deux ans, le Conseil scolaire francophone (CSF) a soutenu le tandem dans ses efforts pour intégrer les arts du cirque à l’école, avec des résultats presqu’immédiats, notamment chez les élèves décrocheurs, intimidateurs ou atteints de troubles du déficit de l’attention. « Certains parents nous ont dit que c’était la première fois que leur enfant allait au bout de quelque chose. Des changements ont également été observés au niveau de la vie des écoles concernées. » Le projet a toutefois été mis temporairement « sur la glace » par le CSF en raison, d’après Lorraine Fortin, de pressions sur l’occupation des espaces. « Ce qui nous manque, c’est un lieu ou une base et la possibilité de travailler dans la durée avec les jeunes en milieu minoritaire francophone, pour qui c’est encore plus important de s’intégrer. » En attendant, les prochains camps offerts à Vancouver auront lieu du 30 juin au 4 juillet et du 7 au 11 juillet.
« De la rue aux étoiles » ?
Pour détourner le titre de ce joli documentaire signé Verena Endtner, ancienne étudiante de la Vancouver Film School, qui suit une troupe composée d’enfants russes de la rue, le cirque social donne donc certainement des atouts pour éviter les sorties de piste (ou s’en sortir par une pirouette !), mais pour ce qui est des « étoiles », nulle garantie. La présentation est claire : « Cirque du Monde ne prétend pas être une panacée aux différents problèmes sociaux, pas plus qu’un vague divertissement qui ne réussirait qu’à détourner les jeunes de leur véritable condition. » Plutôt que des « baguettes magiques réinsérantes », il faut donc peut-être considérer les différentes expériences de cirque social comme autant de perches tendues vers la résisilience, ou cet « art de naviguer entre les torrents » conceptualisé par Boris Cyrulnik.