Comment repousser les limites du théâtre moderne en choisissant une approche expérimentale, voire subversive, tout en demeurant porteur de sens et accessible au grand public ? Tel est le défi que se donnent le metteur en scène Matthias Werder et la troupe vancouvéroise Radix Theatre avec le projet Ranking Vancouver.
Né en Suisse, non loin de Zurich, Matthias Werder se passionne dès sa tendre jeunesse pour le théâtre. Très vite, il développe un intérêt particulier pour une démarche théâtrale qu’il qualifie de « fragmentée », dans laquelle une pièce est conçue et construite à partir de « miettes ». En suivant ces petits bouts de fil, la pièce mêle en toute liberté différentes visions et disciplines. Reconnu en Europe pour sa vision artistique inusitée,
Matthias Werder jette cette fois-ci son dévolu sur Vancouver, ville qui squatte insolemment les meilleures places des classements mondiaux en matière de qualité de vie, un peu comme Zurich.
Mais est-ce que le palmarès « idéal » de Vancouver mériterait un second regard ? C’est ce que suggère le titre provisoire de son nouveau projet, en collaboration avec le Radix Theatre : Ranking Vancouver.
La singularité du travail de Matthias Werder et du Radix Theatre tient beaucoup à l’importance accordée à l’espace de représentation, loin du décor classique auquel nous sommes habitués. Le choix du lieu est primordial pour la suite de l’histoire. « J’improvise d’abord sur le site, dans l’espace où se déroule la pièce. Cette forme théâtrale laisse parler l’espace, son histoire, son passé. Je suis attentif à ce qu’il a à dire et à exprimer », confie Matthias Werder. L’esprit des lieux ? « À la base de mon travail se trouve le concept de la transformation, d’un contact inhabituel et physique avec le spectateur. Je cherche à relier un sujet qui m’intéresse avec un espace physique réel qui déterminera le sujet et le sens du spectacle. »
Cet édifice n’est pas à vendre !
L e Del Mar Inn a retenu son attention, et plus particulièrement une citation gravée sur les murs du discret petit hôtel situé sur la rue Hamilton, face au Vancouver Community College, fréquenté par une clientèle aux moyens financiers réduits. Un lieu en apparence banal, mais riche d’une histoire singulière. Durant des années s’est en effet livré un combat digne de David contre Goliath entre le propriétaire de l’immeuble, qui refusait de vendre au nom de la défense de ses locataires et la Corporation B.C. Hydro, qui s’acharnait à acquérir le terrain pour ses besoins d’expansion.
« Je m’identifie fortement au théâtre engagé, mais le défi pour moi en tant que dramaturge est de l’exprimer sans didactisme, de donner vie à des histoires cachées de gens qui souvent souffrent en silence et à qui l’on accorde si peu d’attention », affirme Matthias Werder. « Entre gentrification et sans-abri fourmille une sociéte invisible dont la vie mérite le regard ».
Regard du passant
A u cœur de sa nouvelle création se trouve la vision intime d’un visiteur « en transit », dans ce cas Matthias Werder lui-même, qui explore une ville à la fois connue et méconnue. Ranking Vancouver se développe rapidement en un ambitieux projet couvrant des thèmes variés tels que le nihilisme du monde moderne, l’influence sournoise des grandes corporations sur les décisions économiques, sociales et politiques, la solitude de l’individu dans les grandes villes et le besoin d’un renouvellement de nos visions et de nos aspirations collectives. Matthias Werder confie :« Je m’intéresse à la face cachée de Vancouver, ville transitoire et multiculturelle, donc souvent difficile à cerner. Le Vancouver qui me fascine est bien loin des images de cartes postales et de sa renommée internationale, car pour moi le théâtre se doit d’être un reflet de la vie… la vraie ! »
Si l’histoire tourne autour d’une femme psychologiquement « bipolaire » qui vit au Del Mar et d’autres personnages qui gravitent autour d’elle, la structure finale de la pièce mêle l’improvisation, la projection d’images filmiques réminiscentes de Fenêtre sur cour d’Alfred Hithckock et des installations technologiques à la fois visuelles et sonores qui désorientent. Le « spectateur/participant » est plongé de l’autre côté de la rue, au VCC, dans le quotidien et l’intimité de ces gens « sans histoire ».
« Au final, Ranking Vancouver ne sera pas mon projet… mais une expérience théâtrale d’urbanisme social qui pourra se reproduire dans d’autres villes autour du monde », conclut Matthias Werder. « Je n’y apporte que la perspective et la vision d’un passant. »
Le Radix
L e projet Ranking Vancouver, né d’une rencontre fortuite entre Matthias Werder et le directeur artistique du Radix Theatre, Andreas Khare, durant le festival annuel PUSH, prend forme peu à peu. Mais le Radix a déjà une belle histoire. Il s’est imposé depuis 1988 comme étant l’une des troupes les plus audacieuses en ville, en nourrissant et en produisant une forme de théâtre libre de toutes conventions, avec un accent particulier sur la recherche de nouvelles expressions visuelles, le travail collectif et des sujets d’actualité. Citons pour exemple les projets passés The Swedish Play, ayant pour décor la maison IKEA, dans lequel acheteurs, acteurs et spectateurs se mêlent allègrement, la pièce Sex Machine, inspirée par les études de Willhem Reich sur l’Orgone, ou encore Half A Tank, campé dans un parc de stationnement/drive-in, satire de notre relation obsessionnelle avec l’automobile.