Quand on quitte le Maroc et traverse la frontière pour pénétrer dans l’enclave espagnole de Ceuta on a tout de suite le sentiment d’être entré dans une ville européenne calme et prospère. Mais ce n’est qu’une prospérité de façade. Avant la crise économique, quand l’Espagne empruntait sans compter pour financer des travaux publics de toutes sortes, elle n’a pas oublié ses deux enclaves en Afrique du Nord : Ceuta et Melilla.
Ceuta, péninsule de 18,5 km2 (4 à 5 fois la superficie du parc Stanley) située à 75 km à l’Est de Tanger, s’est refait une beauté. La citadelle a été restaurée, le front de mer s’est donné des airs de côte d’azur, les bâtiments publics ont été ravalés et le port a été modernisé. Mais ce grand nettoyage n’a pas suffi à apporter la prospérité aux 84 000 habitants de cette municipalité autonome. Le taux de chômage est plus élevé que la moyenne nationale espagnole. La population continue de baisser (elle était de 120 000 en 1956) et les jeunes sont de plus en plus nombreux à prendre un aller simple sur les traversiers qui relient l’Europe.
Ceuta rêve de devenir une destination touristique, ce qui semble un pari difficile. Les étrangers qui veulent découvrir l’Espagne ne vont pas la chercher en Afrique du Nord et ceux qui veulent découvrir le Maroc ne s’attardent guère dans cette petite ville européenne qui semble s’être trompée de continent. Seuls les amateurs de bizarreries géopolitiques, comme moi, auraient l’idée d’y passer quelques jours. Selon le Maroc, Ceuta (Sebta, en arabe) et Melilla sont des colonies espagnoles qui seront libérées un jour. Ce sont des territoires occupés, selon l’Union africaine, mais pas selon le comité de décolonisation des Nations unies. Les habitants de Ceuta font valoir que la ville n’est plus marocaine depuis 600 ans. Après avoir été colonisée par les Grecs, les Carthaginois puis les Romains, elle a certes été sous domination musulmane pendant 700 ans mais elle est devenue portugaise en 1415 puis espagnole depuis 1580. Ils soulignent aussi que même les résidents d’origine marocaine, qui forment quelque 50% de la population, ont la nationalité espagnole et ne manifestent pas le désir d’être « libérés » par le Maroc. Logiquement, ce sont surtout les Marocains qui seraient intéressés à venir voir cette ville. Mais ce n’est pas possible car pour venir à Ceuta, il leur faut un visa émis par l’Union européenne, ce qui est très compliqué pour eux.
Donc, l’industrie touristique locale ne se fait guère d’illusions. Pendant longtemps, la principale activité économique de l’enclave était la contrebande avec le Maroc. Mais avec son intégration à l’Union européenne, Ceuta a perdu son statut de port franc et même si les taxes sont inférieures dans l’enclave que dans le reste de l’Espagne, ce n’est plus le grand duty free shop d’antan. De nombreux Ceutiens d’origine marocaine continuent de gagner leur vie avec ce genre de trafic trans-frontalier, mais la contrebande a connu des jours
meilleurs.
Le site le plus particulier de Ceuta, c’est la frontière elle même, mais elle ne figure pas sur les dépliants touristiques. Près de 1 500 personnes sont employées à garder la frontière. A travers la péninsule, sur 8 kilomètres, une barrière genre mur de Berlin a pour but de barrer la route aux immigrants africains qui tentent d’atteindre l’Europe. Grillage de 6 à 8 mètres de haut, surmonté de rouleaux de fil barbelé, détecteurs électroniques, miradors, caméras, grillage électrifié, câbles souterrains pour détecter les perceurs de tunnels, patrouilles militaires constantes, on ne lésine pas sur les moyens pour repousser les foules désespérées qui se jettent de temps à autre à l’assaut de cette frontière qui les sépare de « l’eldorado ».
Parfois, des centaines de migrants, munis de grandes échelles, passent à l’assaut du grillage. Les Espagnols répliquent avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Ceux qui réussissent à franchir l’obstacle sont emmenés dans des centres de détention. De là, ils finissent par obtenir des papiers de résidence temporaire en attendant que leurs demandes de statut de réfugiés soient examinées. Pour l’Union européenne, il s’agit de les empêcher d’entrer sur le territoire européen pour faire cette demande. A Ceuta, même les plages, en attente de touristes, disposent de postes d’observation d’où l’on s’efforce de détecter ceux qui tentent de venir du Maroc à la nage.