À travers le hublot minuscule de l’avion, je fixais mon regard sur les pics de la chaîne côtière. Je me croyais prêt à commencer une nouvelle vie à Vancouver. À ce moment-là, ne l’ayant jamais visitée, je connaissais peu la ville. Pourtant, je croyais savoir certaines choses. J’avais ouï dire que la culture canadienne était individualiste. Je n’étais pas sûr des implications, mais elles ne me semblaient pas désagréables. En Turquie, je me suis toujours trouvé plus solitaire et indépendant que la moyenne. Je croyais pouvoir m’adapter après une période de difficulté initiale, je croyais qu’il serait même possible de me sentir plus à l’aise ici que chez moi en Turquie.
Au cours de mes premiers mois ici, j’ai fait la connaissance de plusieurs personnes intéressantes. Au moment où je commençais à m’habituer à être remercié par les chauffeurs de bus pour avoir payé mon billet, la stimulation que j’avais ressentie jusqu’alors s’estompait. Je soupçonnais un problème imminent : non seulement il me manquait un ami intime, mais je ne voyais même pas un candidat. Ce que j’avais, c’était bon nombre de connaissances, des gens avec lesquels je passais le temps, avec lesquels j’avais des entretiens plaisants mais superficiels. Ces personnes se contentaient de demeurer des connaissances ̶ elles étaient hésitantes ou réticentes à former une relation plus intime. En dépit du nombre de personnes que je fréquentais, je me sentais seul et isolé. À ma surprise, deux ans se sont passés ainsi.
Bien que je pourrais être un cas typique d’intégration de la culture turque à la société canadienne, je doute que le problème s’explique simplement en termes de vastes différences culturelles. J’ai noté la même réticence à former des relations plus étroites parmi ceux qui partageaient la culture moyen-orientale ou méditerranéenne. Comme si Vancouver inculquait des valeurs particulières aux nouveaux venus, qui devaient remplacer leurs habitudes sociales déjà acquises.
Confus par rapport à mon avenir social, je réfléchissais à la phrase proverbiale selon laquelle il est difficile de se faire des amis à Vancouver. J’ai commencé à demander aux gens ce qu’ils pensaient de ce prétendu problème. Le plus souvent, on me répondait qu’il n’est pas aisé d’engager la conversation avec les étrangers ici. Cela me paraît singulier : je crois que parler aux inconnus et se faire des amis sont deux choses bien distinctes. Je viens d’une région où il est rare d’adresser un regard ou de parler aux étrangers; ce serait curieux de leur sourire au passage. Donc pour moi, il est toujours intéressant que les gens se plaignent du manque d’interactions entre étrangers ici. Pour ma part, je trouve qu’il y en a trop.
J’ai fini par conclure que le problème n’est pas du tout celui de parler aux inconnus. Leur parler n’est qu’une manière de se faire des connaissances et la difficulté à Vancouver ne consiste pas à se faire des connaissances. La difficulté, comme nouveau venu d’une autre culture, est de se créer un réseau de soutien social. C’est de trouver les gens avec lesquels on se sentira relié par de forts liens affectifs. Des amis avec lesquels on pourra partager les plus profondes douleurs et les plus grandes joies sans hésitation. Il est sans doute possible de vivre sans ces connexions ici tout en ayant de nombreuses rencontres amicales avec des inconnus. En dépit du multiculturalisme présent à Vancouver, il demeure difficile pour les nouveaux venus de fabriquer ces liens intimes, pour des raisons encore mystérieuses à saisir.
Que l’on soit prêt à endurer autant d’isolement et de solitude pour démarrer une vie ici démontre que Vancouver possède quelque chose d’extraordinaire.
Traduction: Barry Brisebois