La vengeance est le nom de ton deuil. (…) Nos ennemis veulent s’emparer de notre terre. (…) Ils tueront nos femmes. Ils feront de nos enfants des esclaves. Et ce sera la fin de notre pays. Crois-tu que Dieu va permettre ce sacrilège ? (…) ». Larry Tremblay, écrivain-dramaturge québécois de renom, signe ici une fable poignante très actuelle sur l’absurdité de la guerre et ses répercussions sur les enfants, les dérives fanatiques au nom de la religion, et la question du bien et du mal.
Dans un pays non identifié, mais dont le décor rappelle le Moyen-Orient, Amed et Aziz, de vrais jumeaux de neuf ans, vivent paisiblement avec leurs parents Zohal et Tamara sur une petite orangeraie familiale. Mais leur vie chavire lorsqu’une nuit, une bombe frappe la maison de leurs grands-parents, les tuant sur le coup. À peine les corps sont-ils enterrés qu’il faut déjà venger les morts et Zohal se laisse convaincre par un chef terroriste du coin de sacrifier l’un de ses fils au nom de Dieu. « L’heureux élu », vêtu d’une ceinture d’explosifs, devra se rendre dans le camp ennemi sur l’autre versant de la montagne pour s’y faire exploser en martyr. Mais qui sera choisi pour cette mission ? Amed, le fils en bonne santé, ou Aziz, atteint d’un cancer incurable ? Une décision déchirante pour les parents, qui ne s’entendent pas sur le choix. Mais alors que la volonté du père finit, par tradition, par primer, Tamara et les deux garçons vont œuvrer dans son dos et user de la ressemblance frappante entre les jumeaux pour tenter de renverser la situation.
Ainsi s’ouvre L’orangeraie, roman en trois chapitres qui rappelle beaucoup, dans ses thèmes et sa structure, la tragédie grecque : le premier chapitre, le plus long, nous plonge au coeur de la guerre au Moyen-Orient, au coeur du fanatisme et des extrêmes auquel il pousse au nom de la religion. Les deuxième et troisième volets du roman nous propulsent une dizaine d’années plus tard au Québec, où l’on retrouve le frère qui a survécu au milieu d’une répétition de théâtre. Après toutes ces années, il aspire à devenir comédien mais, hanté par son passé, refuse de jouer le rôle d’un enfant condamné à être tué par un mercenaire qui vient d’assassiner ses parents devant lui. « Pourquoi cet enfant devrait-il mourir ? » plaide-t-il à son professeur de théâtre, qui devient son confident. On apprend alors, au fil de leurs discussions, la suite des événements vécus au début du roman. Et l’on découvre, avec horreur, l’ampleur des mensonges entourant l’opération kamikaze qui a déchiré la famille des jumeaux, tiraillée entre honneur et douleur, et a fait éclater leur enfance. Car c’est là l’un des aspects les plus poignants du roman : les répercussions de la guerre sur les enfants, forcés de grandir trop vite et embrigadés dans un combat qui n’est pas le leur et une logique fanatique absurde qu’ils finissent par trouver normale. Et lorsqu’ils survivent, ils n’en retiennent que souffrance, colère et culpabilité.
De son côté, le professeur est amené à remettre en question la raison d’être et le bien-fondé de sa pièce : quelqu’un qui n’a jamais vécu la guerre peut-il écrire sur la guerre ? Et de quel droit ? Une fiction, même bien intentionnée, peut-elle vraiment représenter la réalité ? Une réflexion pertinente et nécessaire sur l’art, qui cherche, par le faux, à représenter le vrai.
C’est impressionnant comment l’auteur nous renvoie à nous-mêmes, dans un style très sobre qui contraste avec la gravité du sujet, mais qui agit au final comme un coup de poing frappant là où ça fait mal. L’écriture poétique et concise de Tremblay, ponctuée de dialogues puissants, quoique parfois un peu trop théâtraux, nous fait sentir le poids oppressant de la haine et des croyances, pour qui la fin justifie les moyens. Et c’est la tête pleine d’images, de réflexions, voire de questions que l’on referme ce petit roman qui montre qu’en temps de guerre, tout est une question de point de vue.