« C’est votre première visite à Istanbul ? » me demande le réceptionniste de l’hôtel. « Non, j’y suis venu plusieurs fois, il y a une quarantaine d’années ». Ma réponse le fait sourire et il réplique, inutilement, « je n’étais pas encore né ».
Effectivement, les choses ont bien changé, même si le Pudding Shop existe encore. Ce restaurant, situé à deux pas de la mosquée bleue, était le point de ralliement pour les hippies en route vers l’Inde.
Dans les années 60 et 70, avant les ordinateurs, les textos et les guides touristiques genre Lonely Planet, c’était sur le babillard du Pudding Shop que les routards de passage affichaient des messages personnels. C’est là que les nouveaux, fraîchement arrivés d’Europe ou d’Amérique du Nord, rencontraient les vétérans du hippie trail qui revenaient de Goa et de Katmandou. C’est là que l’on échangeait des informations et écoutait des récits de voyage tout en écoutant Pink Floyd et en dévorant des trucs sucrés, si désirables après avoir fumé des substances illégales.
Après avoir traversé en auto-stop la France, l’Italie, la Yougoslavie et la Grèce, je suis arrivé à Istanbul un matin d’automne 1973. Baignant dans l’ignorance de mes vingt ans, j’ai complètement loupé tous les sites historiques de la ville. Je me contentais de me promener dans les rues d’Istanbul, pleines, à l’époque, de vieilles bagnoles américaines et de quelques carrioles tirées par des ânes ou des chevaux. Les vieux ferries à vapeur permettaient de traverser le Bosphore pour quelques cents.
Si le Pudding Shop existe encore, il faut dire qu’il a été entièrement modernisé et que seules quelques photos accrochées aux murs rappellent l’époque des pantalons à pattes d’éléphant.
Je ne suis pas un tenant du « c’était mieux avant ». J’admets volontiers qu’Istanbul s’est beaucoup amélioré depuis 40 ans. Rues piétonnières, métros, restauration et mise en valeur des bâtiments historiques, une population plus prospère, tout cela est positif. Cependant, je ne peux que déplorer la présence des Starbucks et autres marques internationales que le capitalisme mondialisé impose dans le sillage de la modernité et qui débouche sur une uniformisation qui décourage le voyage.
Mais peut être que je suis trop romantique car cette mondialisation au pas de course ne semble aucunement décourager les voyageurs. Au contraire ! Avec plus de 30 millions de touristes étrangers chaque année, la Turquie est la sixième destination touristique mondiale. Outres les visiteurs d’Europe de l’ouest et d’Amérique du Nord, la Turquie accueille beaucoup de Russes, d’Iraniens et d’Arabes. Pour les visiteurs en provenance du monde arabe, Istanbul, c’est mettre un pied en Europe sans abandonner sa zone de confort. Pour les Occidentaux, c’est mettre un pied dans le monde musulman en toute sécurité.
Ce qui surprend le plus quelqu’un qui revient à Istanbul une quarantaine d’années plus tard, c’est la visibilité du fait religieux. Le foulard islamique, qui était rarement porté par les jeunes filles il y a quarante ans, est maintenant la norme plutôt que l’exception. Le parti islamiste au pouvoir (certes, modéré et démocratique, avec, cependant, une bonne dose de pratiques autocratiques comme il se doit dans la tradition politique turque) promet de continuer ses efforts pour remettre la religion au centre de la vie politique et culturelle du pays. Je ne peux pas promettre de revenir dans quarante ans pour voir le résultat.