Il y a très longtemps, lors d’une journée d’hiver ensoleillée, je me suis promené à Saint-Tropez pendant une heure ou deux. De cette brève et lointaine visite, je me souviens d’un joli village à l’architecture agréable. Célèbre lieu de villégiature dans les années 50 et 60, les artistes et les vedettes du showbiz aimaient s’y retrouver pour faire la fête mais aussi pour s’y reposer, car, dit-on, c’était une époque où régnait une atmosphère bon enfant où un acteur célèbre pouvait côtoyer les pêcheurs au bistro du coin. Le mélange social faisait alors partie du charme de cet endroit. Aujourd’hui, m’a- t-on dit, l’architecture est la même, mais tout le reste a changé. Les artistes français ont fui pour laisser la place aux gens d’affaires étrangers. Saint-Tropez, disent les critiques, est devenue la capitale de la frime, du bling-bling, où les nouveaux riches exhibent leur fric devant les foules de visiteurs d’une journée venus là pour voir les 1% s’amuser.
En juin, cette année, j’ai décidé de passer une journée dans cette ville mythique pour voir si c’était vraiment aussi vulgaire que ça ou si les critiques n’étaient que des envieux dévorés de jalousie. Sur la Côte d’Azur, où je me rends souvent pour des raisons familiales, je me suis habitué à voir, de loin, les riches du monde entier se rassembler là pour profiter de leurs privilèges. C’est comme ça depuis le milieu du dix-neuvième siècle et cela forme la base de l’économie régionale. Les grands bourgeois du passé nous avaient au moins légué des grands hôtels élégants, de belles villas, des yachts de beaux bois vernis et de cuivres astiqués. Certains, par le biais de fondations charitables, ont fait don de collections artistiques maintenant accessibles à tous. Les nouveaux riches d’aujourd’hui, c’est autre chose et Saint-Tropez en est l’exemple parfait.
Ce qui frappe le plus, en arrivant sur le célèbre vieux port, ce sont les bateaux de plaisance. Ce ne sont pas d’élégants voiliers ou des grands yachts comme ceux que l’on voit à Antibes ou à Cannes. Ce sont des coques en plastique destinées à faire la fête. Amarrés par l’arrière, côte à côte, ils exposent surtout un bar et des fauteuils luxueux. Les propriétaires, ou ceux qui aimeraient en avoir l’air mais qui ont loué le bateau pour 5 000€ par jour, se prélassent, seau de champagne en évidence, devant la foule des badauds ébahis qui grouillent sur le quai. Ces bateaux de « m’as -tu-vu » sortent rarement en mer excepté de temps à autre, pour le pur plaisir de brûler des centaines de litres de carburant en se faisant bronzer à poil au large des côtes.
Ailleurs dans la ville, les belles villas ont été transformées en magasins de luxe avec, à l’entrée, un préposé à l’accueil, mi-videur, mi-vendeur, chargé de décourager les gens ordinaires qui auraient l’audace de prétendre qu’ils pourraient être des clients « sérieux ». Car la ville ne vit pas que des super riches qui claquent 10 000€ pour une bouteille de champagne (dans certaines boîtes de nuit) mais aussi des cinq millions de touristes ordinaires qui viennent chaque année à Saint-Tropez passer la journée. Ceux qui œuvrent dans le tourisme «haut de gamme» appellent dédaigneusement ces visiteurs d’un jour les «suceurs de glace» car ils n’ont guère les moyens d’acheter plus, même si une petite boule de crème glacée ordinaire se vend 4€, tout de même. Les défenseurs de Saint-Tropez affirment qu’en s’éloignant du port, on trouve des restaurants ordinaires. J’en ai cherché, mais à 6€ le moindre verre de vin et 12€ pour une crème brûlée, ce n’était pas assez « ordinaire » pour moi. Je me suis rabattu sur un sandwich et une bière qui ne m’ont coûté que 50% plus cher que dans les autres villes de la région.
Un coup d’œil sur la presse régionale m’apprend que si la vieille bourgeoisie européenne dédaigne St-Trop, jugé trop vulgaire, des nouveaux riches d’Amérique latine, du Moyen-Orient et de la Chine forment une nouvelle clientèle intéressante. La terrasse du Sénéquier, (12€ pour le verre de vin le moins cher) a encore de l’avenir. Ce n’est pas tant la présence de ces nouveaux riches qui me surprend mais plutôt celle des foules de gens ordinaires qui viennent reluquer les arrogants sac-à-fric sur leurs bateaux en plastique. Mais bon… En un sens, cet après-midi-là, je faisais partie du troupeau.