Depuis des millénaires, les conteurs sont considérés comme des passeurs d’histoires. Mythes, légendes, anecdotes de grand-mère ou savoir ancestral… Peu importe ! Il y a un conteur et son auditoire, unis dans une sorte de communion d’émotions, le temps d’un récit ou d’une chanson.
Fred Pellerin, le « conteur agréable » de Saint-Élie-de-Caxton, enchantera Vancouver des histoires de son village et de son enfance, le 27 novembre au théâtre Centennial. Mais au-delà des mots qui se font, se défont et se transforment, que signifie être conteur aujourd’hui?
Le conte que nous connaissons a bien failli disparaître au XXe siècle sous les feux de l’exode rural, de la radio et de la télévision. Ce n’est que dans les années 1970 que l’on a assisté au « Renouveau du conte », selon l’expression consacrée. Auparavant partie intégrante de la société, reliant les générations, le conte est devenu spectacle. Et cela lui a permis d’entamer sa mue.
À commencer par une idée reçue : les contes, c’est pour les enfants. Comme le note Avia Moore, directrice de la création du Kootenay Storytelling Festival à Nelson (C.-B.), « notre défi principal est de faire accepter au public que certains contes touchent un public familial, alors que d’autres sont destinés aux adultes ». Le rôle du conteur aurait-il évolué d’une vocation sociale de réflexion, voire d’éducation, vers celle du divertissement tout public ?
Les mille et un visages du conteur
Tour à tour acteur, chanteur, musicien, écrivain, poète : l’action de partager une histoire avec une public, même oralement, est protéiforme.
On dit souvent que l’oralité du conte implique une transformation de l’histoire, selon l’époque, le lieu ou le support. Celle de Cendrillon est omniprésente de l’Asie à l’Europe depuis l’Antiquité, et a connu des adaptations sous toutes les formes imaginables. Car si le conte fait appel à l’imaginaire de l’audience, il relève pour le conteur de la mémoire, de l’imagination, voire de l’improvisation. Vous ne verrez jamais deux fois le même spectacle de Fred Pellerin.
Pour autant, le conteur a un tout autre rôle chez les Premières Nations, qui pratiquent cet art depuis des millénaires. Selon les communautés, le conteur n’y est pas tant artiste de scène que gardien d’une culture et d’une identité. À chaque clan ses histoires, qui se transmettent de génération en génération, souvent de manière codifiée. « Certaines nations ne content leurs histoires qu’en hiver, et beaucoup ont coutume de se réunir pour l’occasion sous leurs totems », nous explique Roberta Kennedy, une conteuse Haida.
Le conte doit être transmis fidèlement, car son rôle social est celui de la mémoire collective de la communauté. Les conteurs sont les ambassadeurs d’une identité.
Se rattacher à soi-même et aux autres
Cette idée de mémoire collective est au cœur du rôle du conteur. Que le conte prenne source dans la culture populaire et que ses valeurs soient marquées du sceau de l’intemporalité facilite sa transmission – et donc sa survie. À travers les histoires qu’il partage, le conteur partage les valeurs d’une communauté. Notre histoire, notre culture.
« Le conteur relie le passé, le présent et le futur », selon Avia Moore. « Allégories et fables nous interrogent sur qui nous sommes. Que les histoires nous viennent des Premières Nations, des colons
ou des vagues d’immigration, elles nous relient tous ». Une idée partagée par Roberta Kennedy, qui précise le soin qu’elle accorde à intégrer son audience. « J’aspire à associer le public à ma culture. Seulement ainsi pouvons-nous apprendre qui nous sommes et ce qui nous rapproche ».
Le Renouveau du conte à l’ère du numérique
Le numérique ne menace ni le conte, ni sa tradition orale. Au contraire : il les stimule.
Avia Moore s’intéresse ainsi aux supports contemporains d’expression – en particulier le podcast. « Certains projets comme The Moth à New York ou Confabulation à Montréal ouvrent de nouvelles perspectives aux conteurs. Les enregistrements ont lieu en direct, en public, tandis que la diffusion permet d’élargir l’audience ».
Pour Roberta Kennedy, l’enjeu est différent. « Enregistrer nos histoires en haida et en anglais n’est pas seulement un acte de conservation de notre patrimoine – mais aussi de notre langue ».
Le conteur, ce militant qui nous connecte à travers ses histoires et nous rattache à une culture, un territoire, une époque. « L’archéologue du quotidien » de Pépito Matéo. Et l’on ajouterait : « intemporel ».
Fred Pellerin, « De Peigne et de misère », 27 novembre au Théâtre Centennial