Un jour, ma meilleure amie m’a fait remarquer que nous vivions ici à Vancouver l’âge d’or de la salsa. Les cours de danses sociales et les rendez-vous de danses latines – soit la salsa, labachata, le merengue, la kizomba, le tango, et le zouk – sont désormais si nombreux dans la ville au point que nous avons annulé le câble et sortons danser tous les soirs de la semaine. En fait, nous ne nous voyons plus.
Les danseurs, qui viennent des quatre coins de la ville et de plus loin encore – dans mon cas, aussi loin que de Tsawwassen – sont attirés, en nombre incroyable, par ces cours de danse et ces rendez-vous. Chaque fois que j’y vais, j’y retrouve une vraie représentation démographique. Un échantillonnage de tous les milieux professionnels de tout âge est représenté dans cette vaste gamme de mordus de la danse. Autrement dit, à Vancouver, aujourd’hui, la salsa est une expression artistique collective qui reflète la diversité, le pluralisme et le sens de l’inclusion de la ville.
Dès le départ, j’ai trouvé que le langage musical et la danse salsa étaient aussi universels qu’accessibles. Pourtant, je me demande toujours comment une danse sociale qui a pris naissance dans la communauté d’expatriés caribéens de New York, a pu avoir autant d’effet sur mon côté nord-européen d’âge moyen, techno anglo-canadien punk rock, ainsi que de prendre le dessus sur la vie nocturne et hédoniste de Vancouver. Étonnamment, le succès de la salsa est enraciné dans sa structure, qui se veut stricte. Chaque mouvement de danse et chaque forme exigent des connaissances et de la pratique. Ainsi la danse sociale demande qu’on lui consacre à la fois temps et répétition. L’attrait d’une sorte de responsabilité civile m’est soudainement apparue évidente : la compétence, c’est des plus sexy ! Qui l’eût cru ? Compétence et talent règnent sur la piste de danse, et le talent- les danseurs eux-mêmes le disent- vient surtout de la pratique et d’un peu de motivation. Autrement dit, au sein de ce consensus culturel, la danse salsa est surtout attrayante parce qu’une communauté qui prend sa source dans la danse sociale est essentiellement une méritocratie.
Privé de câble et encouragé par la patience de mon âme sœur à faire des compromis pour un prêt hypothécaire reflétant notre utopie cosmopolite surtaxée, je pris encore plus de leçons de danse. Au début, la vie salsa m’était apparue pittoresquement sexualisée, avec des critères clairement définis où les partenaires masculins guidaient, alors que les femmes suivaient. C’est-à-dire que je pensais que si j’initiais une série de pas traditionnels, tel qu’un vrai homme le ferait, ma partenaire me suivrait et d’emblée terminerait la danse gracieusement. « Comme c’est vieux jeu » pensais-je. Au bout de quelques classes, je me suis aperçu – quelle ironie ! – que professeurs et danseurs autour de moi, inversaient aisément les rôles, devenant tour à tour soit meneurs, soit suiveurs, et ce dans d’infinies variations. Même si la danse sociale n’a pas à être intrinsèquement sexualisée, j’ai eu l’impression qu’il y persistait un parfum d’une époque révolue, sur laquelle on construit, tout en en reconnaissant ses sources.
Je suis d’avis que la marque d’une véritable diversité est une volonté d’accepter et même de prendre l’autre dans ses bras. Ce que permet, littéralement, la danse sociale. Après tout, il y a un espace personnel qui est respecté par tous dans le nord-ouest du Pacifique. Mais voici que les conventions sociales latines permettent un contact plus étroit. Ainsi je me retrouve étonnamment « bien serré », moi qui suis d’habitude plutôt réservé dans la vie. L’intimité illusoire que permettent les média (anti) sociaux ne fait qu’amplifier mon besoin d’un contact humain réel.
Finalement, dans cette mosaïque fusionnelle qu’est cette danse, la longueur de la chanson délimite la durée de chaque rencontre avant que les partenaires ne se séparent. Il est considéré maladroit de rester ensemble une fois la musique terminée. N’est-ce pas là l’art de vivre ensemble « dans le moment présent » et dans l’expression de soi ? Alors séparons-nous, retournons-nous, puis souhaitons la bienvenue au prochain.