Aux utilisateurs de la ligne de Skytrain Yaletown-Roundhouse ou aux simples marcheurs de l’intersection Hamilton et Davie, une photographie géante est installée là pour vous sortir instantanément de votre quotidien en vous interpellant par son originalité et par le message qu’elle semble vouloir transmettre. Cette œuvre sans nom, ou plutôt, dont le nom reste bien mystérieux, Untitled, est la photographie rétro d’une famille sur laquelle des masques ont été peints. À découvrir jusqu’au 31 août, et, pour en savoir plus au sujet de ce projet et de l’artiste qui en est à l’origine, incursion dans un monde artistique à part.
Qui est Jérôme Havre ?
Né en France en 1972, Jérôme Havre est un artiste résidant désormais à Toronto après quelques années de vie à Montréal et en Europe. Après une école préparatoire de textile, il étudie les beaux-arts à Paris. Là, il s’entraîne aux peintures à l’acrylique et à l’huile en se réappropriant à sa manière des images d’actualité. Ensuite, ses compétences artistiques vont se diversifier et Jérôme va toucher à tout: dessin, sculpture, fresque murale et même multimédia.
Après une formation en fonte du bronze à la fonderie de Coubertin (France), Jérôme Havre obtient successivement trois bourses dans le cadre de ses études qui lui ont toutes permis de développer sa technique artistique : techniques d’impression de soie et de sérigraphie à New York (Union Cooper), les techniques d’impression dont la gravure à Barcelone (Bellas Artes) et la peinture et la vidéo à Berlin (Universität der Künste Berlin – HDK) dans l’atelier de Marwan Kassab Bashi. C’est à Berlin que Havre commence Magnifique Isolation, production artistique témoignant de cette pluridisciplinarité.
Ses travaux ont été exposés dans des dizaines de galeries différentes, que ce soit en son nom propre ou en collaboration avec d’autres artistes. Il est actuellement en résidence au Musée des beaux-arts de l’Ontario où il travaille sur Reiteration, un projet d’envergure interrogeant les notions d’identité, de communauté et de territoire.
Une pratique artistique engagée et interactive
La pratique de Jérôme Havre se concentre sur les questions d’identité, sur les communautés et les territoires, enquêtant sur les processus politiques et sociologiques de la vie contemporaine. Alors qu’il est en résidence à la Galerie des beaux-arts de l’Ontario, il travaille sur la production d’une longue vidéo en utilisant des marionnettes conçues pour le projet. Encore une fois, ce projet à la confluence des disciplines artistiques est situé au milieu de la peinture et des objets purement historiques du musée.
Jérôme utilise des textiles, des sculptures, des impressions numériques, des images photographiques, des peintures murales, ou encore des enregistrements sonores et des vidéos pour créer des installations scénographiques. Pour lui, utiliser un procédé technique permet non seulement d’accomplir une tâche spécifique, mais constitue également une forme nécessaire de l’expression.
Il est notamment inspiré par la production de dioramas d’histoire naturelle dans les musées et les zoos. Il développe dans ses créations des espaces réflexifs grâce à des processus d’immersion. Il cherche des façons de le faire par la présentation, la création de situations, ou la mise en scène avec ses sculptures et invitant le public à prendre part
« dans le spectacle ».
Untitled : une commission pour Vancouver
Son œuvre Untitled a été commissionnée – cela signifie créée sur demande/commande – par la Contemporary Art Gallery de Vancouver et constitue le premier travail de Jérôme Havre dans la ville de Vancouver. Elle a été médiatisée dans le cadre du festival de photographie Capture, mais, très vite, l’on comprend que cette œuvre est plus qu’une simple photographie. La formation artistique de Jérôme Havre témoigne de cette pluridisciplinarité et il n’est pas anodin de constater que cette peinture a été « coloriée ».
Des couleurs, il n’en est pas tant question, puisque les masques qui viennent remplacer les visages des membres de la fratrie sont blancs. Doit-on y comprendre une critique du colonialisme, lorsque l’on connaît les précédents ouvrages de Jérôme Havre ? Une chose est certaine, il est bien question d’ôter ici toute subjectivité aux personnes qui prennent la pose. Ce dessin est un « geste brusque », comme le décrit la Contemporary Art Gallery de Vancouver, fait sur un « portrait de famille trouvé ». « L’image représente une famille posée contre une voiture vintage dans un paysage tropical, ses teintes chaudes de couleur analogique donnant accès à une génération passée. Havre perturbe la scène avec ses griffonnages de formes de masques en blanc directement sur le visage de chaque membre de la famille, effaçant l’identité et de la subjectivité de chacun, transformant ces corps physiques en figures exotiques. »
Les masques, objets tenus en haute estime dans la culture occidentale, revêtent une place et une fonction différentes lorsqu’ils sont placés dans des musées. « À travers les siècles de violence coloniale et l’extraction capitaliste, ces objets spécifiques sont assis dans des collections privées et des musées du monde entier détachés de l’action, du rituel, des communautés et des corps physiques pour lesquels ils ont été faits. »
Cette définition du masque comme étant « une tête désincarnée et sans voix » donne lieu à une recontextualisation de l’altérité dans l’œuvre de Jérôme Havre. Ces masques blancs en deux dimensions de Untitled offrent une réflexion sur les perceptions occidentales de la noirceur. Un artiste à suivre et une œuvre complexe à aller contempler au plus vite !