Peu d’activités jouissent aujourd’hui d’une telle vénération. En raison de ses bienfaits pour la santé et de sa valeur spirituelle, le yoga est devenu un incontournable de la vie contemporaine urbaine. À Vancouver, toute une industrie autour du yoga s’est développée ces dernières années. Cependant, cet essor est-il compatible avec le caractère sacré que cette pratique a en Inde, son pays d’origine ? Le yoga ne serait-il pas l’objet d’un phénomène d’appropriation culturelle ?
C’est lorsqu’une personne utilise de manière ostentatoire des codes, pratiques ou objets liés à une communauté ayant historiquement subi des discriminations que le concept d’appropriation culturelle émerge. Citons par exemple le fait de s’habiller avec des vêtements propres à des minorités indigènes ou de se traiter les cheveux pour avoir une coiffure afro. En Amérique du Nord, cette notion fait d’autant plus rage qu’elle fait écho au souvenir de l’oppression subie par les populations aborigènes. D’où les soupçons d’appropriation qu’éveille, aux États-Unis et au Canada, l’adoption de toute pratique culturelle provenant de l’étranger. Le yoga n’échappe donc pas aux critiques.
Un détournement culturel
Le cas le plus récent alliant yoga et appropriation culturelle a éclaté en novembre dernier à la suite de la suspension d’un cours de yoga à l’Université d’Ottawa, en Ontario. Cette décision, adoptée par la Fédération des étudiants de ladite université pour des raisons de manque de sensibilité culturelle, a suscité une vive controverse, largement relayée dans les tribunes des principaux médias nationaux.
À quel point l’engouement actuel pour le yoga est-il synonyme d’appropriation culturelle ? Tel est précisément l’enjeu du débat public que le philosophe Michael Picard modérera le 4 novembre prochain à Vancouver dans le cadre du programme Philosophers’ Café de la Simon Fraser University. Pour ce théoricien de l’histoire des idées et spécialiste en philosophie orientale, l’intérêt de la problématique passe par « essayer de comprendre si l’introduction du yoga dans la société occidentale a entraîné des pertes de valeurs et des dégâts symboliques par rapport au yoga pratiqué dans son contexte originel ».
Picard, qui entend l’appropriation culturelle comme une forme de « détournement culturel », considère que le yoga peut facilement être source de malentendus culturels. « En Amérique du Nord, les gens cherchent des avantages pour leur santé par le biais du yoga. Toutefois, s’agit-il des mêmes gains pour lesquels on pratiquait originellement le yoga en Inde ? », s’interroge-t-il.
C’est cette question qui a conduit l’activiste Andi Grace, originaire de Vancouver, à mettre fin à ses activités d’enseignement du yoga, exercées pendant plus de dix ans. « Le yoga actuel n’est qu’un processus moderne de colonialisme », affirme Mme Grace. « Il sert en réalité de justification pour continuer à voler à une communauté [l’indienne] qui fut colonisée par le passé ». Andi Grace déplore aussi que le yoga soit utilisé pour « véhiculer des stéréotypes esthétiques » en contribuant, ainsi, à perpétuer « une société régie par le corps et la beauté ».
Une ferveur fracassante
À Vancouver, le yoga est devenu un phénomène de masse. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’a vu le jour Lululemon Athletica, société textile qui a fait des vêtements pour le yoga une des clés de son fulgurant succès. D’après les données ouvertes mises à disposition par la ville de Vancouver, il y a actuellement 81 licences à initiatives commerciales contenant le mot yoga dans leur nom, soit 17 de plus qu’en 2011 et 36 de plus qu’il y a dix ans. Presque 20 % de ces licences sont détenues par Yyoga et Semperviva, deux chaînes offrant un large éventail de classes de yoga.
Un des studios qui s’est récemment rajouté à l’offre existante dans la ville est celui de Baya Hammoudi. Auparavant basée à Montréal, au Québec, cette professeure de la méthode Iyengar mise sur un format de « groupes petits et attentionnés ». « Les gens qui viennent ici demandent de l’authenticité », explique Mme Hammoudi qui voyage régulièrement en Inde pour poursuivre sa formation.
Pionnier du yoga à Vancouver, James Nicholson enseigne depuis plus de 20 ans la variété du Power Yoga. Il a été témoin de l’impact que la mode du yoga a eu sur son enseignement. « Beaucoup de gens voient le yoga comme une classe de gym où améliorer la souplesse et gagner en équilibre corporel ; le temps consacré à la méditation est donc de plus en plus réduit, parfois limité à deux minutes en début de classe », raconte
M. Nicholson.
La noblesse du terme
Avec une constante diversification de l’offre et une concurrence de plus en plus forte, le yoga est devenu une industrie à part entière. Pour James Nicholson, l’esprit original du yoga n’est pas pour autant mis à mal. Pour Baya Hammoudi, la passion pour le yoga est avant tout signe que les gens « se préoccupent d’adopter de saines habitudes de vie ». Mme Hammoudi apporte un seul petit bémol : avec sa surexposition, le yoga a perdu « la noblesse de son nom ».
Le mot « yoga » renvoie en effet à l’union entre le corps et l’esprit. Avoir fragilisé cette union, voici ce dont se lamentent ceux qui arborent l’appropriation culturelle pour décrire la réalité du yoga aujourd’hui. Préserver cette unité, voici le défi majeur auquel se confrontent aujourd’hui amateurs, pratiquants et enseignants.