Élu mot de 2016 par le dictionnaire Oxford, le terme « post-vérité » désignerait des situations où les appels aux émotions ont plus d’influence pour modeler l’opinion publique que les faits objectifs eux-mêmes. La post-vérité serait essentiellement véhiculée par les réseaux sociaux, propagateurs de discours hétérodoxes au potentiel viral illimité. En reconfigurant la portée de la parole exprimée, les réseaux sociaux obligent à repenser ce qu’on fait de la liberté d’expression à l’ère de la post-vérité.
La naissance, le développement et l’essor d’Internet avaient donné lieu à des commentaires presque dithyrambiques sur le caractère universel du net. À leur tour, l’émergence des réseaux sociaux et l’adhésion massive de la planète à ces plateformes avaient rendu moins utopique le fantasme d’un espace public où les relations non hiérarchisées et les échanges discursifs entre des gens égaux donneraient lieu à un débat plus démocratique. Devant les nouvelles possibilités qui résultaient d’Internet et des réseaux sociaux, l’optimisme et la bienveillance s’étaient donc aisément installés au sein de la société.
Or, aujourd’hui, l’impression généralisée est d’assister à un phénomène plutôt inverse. Loin de se distinguer en tant qu’outils de partage du savoir, les géants d’Internet et les principaux réseaux sociaux se font de plus en plus remarquer en relayant un nombre croissant de messages aussi injurieux que choquants. Certes, il n’y a pas de statistiques officielles permettant d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Mais le phénomène est assez important pour avoir conduit la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités à dresser en 2015 un état des lieux de l’hostilité et de la haine que la libération de la parole dans les réseaux sociaux est en train d’engendrer.
Un outil peu maîtrisé
L’usage des réseaux sociaux fait par le président-élu Donald Trump lors des dernières élections américaines a ramené la question au premier plan de l’actualité. Au moyen de propos ayant parfois été considérés unanimement comme porteurs de mépris et d’outrage, M. Trump a attiré des internautes des quatre coins du monde qui, soit à des fins caricaturales, soit pour afficher leur conformité, ont transformé chacune de ses interventions en un évènement d’intérêt planétaire.
Compte tenu de l’ampleur que tout message peut acquérir au travers des réseaux sociaux, le risque de laisser la voie ouverte aux discours de haine s’avère élevé. Pour la sociologue et professeure assistante à l’Université Concordia de Montréal, Dr. Adeela Arshad-Ayaz, exhiber un discours de haine serait même devenu un fait normalisé dans les interactions au sein des réseaux sociaux. Auteure d’un documentaire intitulé The Dark Side of Social Media (Le côté obscur des réseaux sociaux), Mme Arshad-Ayaz constate l’existence d’une tendance de la part de toute sorte d’utilisateurs de « recourir à des paroles de plus en plus fortes afin de capter l’attention ». En estimant qu’il y a une « méconnaissance généralisée sur ce dont les réseaux sociaux sont capables », cette sociologue considère qu’il faut éduquer davantage la société sur la manière de s’en servir. « S’exprimer sur les réseaux sociaux nécessite de la réflexion » assure-t-elle, car « une fois affiché et envoyé, le message se répand immédiatement, étant déjà trop tard pour l’arrêter ».
Discours de haine
Cette nécessité de réfléchir aux conséquences de l’interaction avant de partager une publication sur Facebook ou Twitter serait une étape indispensable de l’exercice de liberté d’expression dans cette nouvelle ère de la post-vérité. C’est la raison pour laquelle le Dr. Adeela Arshad-Ayaz propose d’approcher la notion de liberté d’expression depuis une perspective de responsabilité sociale individuelle plutôt que du point de vue du droit. « Chaque citoyen a la responsabilité de ne pas rompre le tissu social qui l’entoure en pensant qu’il est possible de dire tout et n’importe quoi », ajoute Mme Arshad-Ayaz.
Même si les discours de haine sont interdits au Canada d’après les sections 318 et 319 du Code criminel fédéral, la difficulté devant ce type de propos reste toujours de savoir où il faut situer la ligne qui ferait d’une opinion grossière et offensante un discours proprement haineux, sans que cela entraîne une restriction des contours de la liberté d’expression elle-même. En 2013, et à la suite d’une décision de la Cour Suprême estimant punissable une affaire de pamphlets homophobes en Saskatchewan, The Globe and Mail publiait un éditorial qui alertait du dangereux précèdent d’une décision au raisonnement « très vague » tout en soulignant que c’est dans le domaine des idées qu’il faut combattre les propos susceptibles d’induire à la haine.
Il est clair que la ligne qui sépare le discours de haine de la liberté d’expression n’avait jamais été autant mise à l’épreuve que dans le règne actuel de la post-vérité. Prendre du recul pour discerner ce qu’il y a de vrai dans tout ce cumul de messages et opinions s’avérera toujours la meilleure solution pour ne pas tomber dans les pièges de la nouvelle jungle que sont les réseaux sociaux.