Difficile d’imaginer Paris sans ses marchands de livres d’occasion installés sur les quais de la Seine. Ils sont là depuis le 16e siècle. Ils ont connu la Belle Époque de la révolution de 1789, quand le pillage des bibliothèques de la noblesse et du clergé a fourni de belles aubaines aux marchands de livres d’occasion. Napoléon 1er leur a donné le statut de commerçants publics et a revu la réglementation qui régissait leur travail. L’empereur était comme ça, il lui fallait tout réglementer et, entre la campagne d’Égypte et celle de Russie, en passant par un petit coup de Trafalgar, il a trouvé le temps de s’occuper des bouquinistes parisiens.
Avec le passage du temps, la réglementation est devenue un peu plus contraignante. Les boîtes sont toutes semblables et conformes aux dimensions imposées par l’administration. Un détenteur de permis a droit à un maximum de quatre boîtes. Il ne paie ni taxe ni loyer, mais en contrepartie, il s’engage à être ouvert au moins quatre jours par semaine et à vendre principalement des livres, même s’il a le droit d’utiliser un quart de son espace commercial à la vente de souvenirs.
C’est bien là le problème. À l’heure du tourisme de masse, les bouquinistes trouvent plus rentable de vendre des tours Eiffel en plastique (made in China) que des vieux livres, journaux et revues. Certes, dès le dix-neuvième siècle les bouquinistes vendaient aussi des cartes postales, gravures et autres souvenirs aux visiteurs de passage mais leur fonction principale doit être la vente de livres. Les bouquinistes se plaignent que cette fonction est de moins en moins rentable à l’heure où les objets d’occasion se vendent surtout sur internet. Sur la rive gauche, non loin de Notre-Dame, les livres ne semblent être là que par obligation légale pendant que l’activité principale est de vendre des souvenirs aux touristes. Sur la rive droite, près de l’hôtel de ville, les clients sont surtout là pour les livres mais les bouquinistes disent que c’est peu rentable. D’ailleurs, chaque année, un certain nombre abandonnent le métier, parfois pour se reconvertir dans la vente de livres anciens sur internet. L’aménagement des berges de la Seine n’aide pas les bouquinistes non plus. Ceux-ci ont installé leurs boîtes sur le parapet qui surplombe les berges du fleuve. Mais voilà que ces berges sont maintenant transformées en zones piétonnières. Plutôt que de marcher sur un étroit trottoir encombré de touristes, entre les boîtes de bouquins et la circulation, les Parisiens préfèrent descendre au bord de l’eau. Pour les bouquinistes, moins de passants équivaut à moins de clients.
Les bouquinistes ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Il y a encore neuf cent boîtes sur les quais de Seine. Ces marchands de livres avec leurs boîtes métalliques bien particulières font partie de Paris, au même titre que le Sacré-Cœur ou les bouches de métro art déco. D’ailleurs, les bouquinistes des quais de la Seine sont inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’administration veut préserver cette institution sans qu’elle soit entièrement transformée en attraction touristique. Les autorités ont sévi contre ceux qui trichaient en faisant trop de place aux souvenirs au détriment des livres. Mais une application plus stricte des règlements ne suffira peut- être pas à sauvegarder l’institution. Certains proposent que la ville, ou le ministère de la culture, donnent des subventions aux bouquinistes. À une époque où rien ne doit primer sur la sainte loi du marché, le mot subvention est une hérésie (excepté lorsqu’il s’agit d’aider les banques). Mais on accepte encore l’idée de subventionner la culture, et donner quelques milliers d’euros par an à chacun des quelque deux cent bouquinistes des quais de Seine ne serait pas cher payer pour préserver une institution qui mérite de l’être.
Que l’on se rassure, « les bouquinistes ne vont pas disparaître du jour au lendemain ».