Cela fait maintenant quinze jours que je suis en France. Je choisis généralement cette période de l’année, fin septembre début octobre, pour partir en vacances (comme si j’en avais besoin). Pour rien au monde je ne voudrais manquer les étés vancouvérois et, de la même façon, pour rien au monde je ne voudrais passer du temps au pays d’Astérix durant cette période. Les Français, je ne vous apprends rien, ont la mauvaise habitude de prendre leur congé tous ensemble en même temps, créant ainsi sur les routes de nombreux bouchons et dans les lieux de villégiature, les plages notamment, un engorgement de corps aux formes variées et plus ou moins appétissants, un plaisir dont je peux facilement me passer.
Mais là n’est pas le propos de ma chronique. Loin de moi l’idée d’écrire une carte postale. Je laisse ce soin à mon collègue Pascal Guillon qui sait mieux que moi se tirer d’affaire en cette matière.
Mon domaine m’amène plutôt à vous parler de certaines observations ou autres constatations que j’ai pu faire depuis mon arrivée dans ce pays où le chaos ne fait pas défaut et, surtout, où la râle a pignon sur rue.
À peine arrivé à l’aéroport de Paris-Roissy (Charles de Gaulle pour les intimes) tous les voyageurs râlaient, moi compris, car il a fallu faire la queue pendant près de trois heures avant de passer par la douane : les douaniers avaient décidé de faire la grève du zèle par solidarité envers leurs collègues syndiqués occupés à manifester leur mécontentement suite aux réformes du code du travail préconisées par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Sans vouloir entrer dans les détails des questions politiques que suscitent ces changements, je peux vous dire que, lorsqu’il s’agit de faire valoir son opposition à des changements à caractère social, personne n’arrive à la cheville ou au talon d’Achille du peuple français.
Nous sommes au pays des râleurs. En France quand il n’y a pas de râle il n’y a pas de plaisir. La râle est à la France ce que le sirop d’érable est à la tire : l’un ne va pas sans l’autre, impossible de s’en passer. Au pays de
Mélenchon, râler est un sport comme un autre qui se pratique à l’année longue. Il suffit de s’y mettre. En fait cet état ne date pas d’aujourd’hui. Au cours des siècles il s’est petit à petit implanté. Il fait maintenant partie de l’ADN et de la tradition du peuple des descendants de Vercingétorix. Un chauffeur de taxi m’a d’ailleurs affirmé, non sans un sourire malicieux, que les Français revendiquent et portent avec honneur ce badge de râleur par excellence dont on les a affublés. « J’en suis fier » m’a-t-il confié confiant tout en râlant parce que mes valises étaient trop lourdes.
Les ouvriers râlent : ils ont peur de perdre leur emploi. Les retraités râlent : ils toucheront moins. Les gauchistes râlent : ils n’ont plus de pouvoir. La droite et l’extrême droite râlent : elles voudraient occuper la place, en tant qu’opposition, de la France Insoumise. Bien qu’ayant obtenu le pouvoir, les partis du centre râlent eux aussi : on les empêche de tourner en rond. Comment voulez-vous que cette France soit en marche ?
Dans les rues d’une France qui se cherche encore, les Français râlent, les Français grognent, les Français sont en rogne. Vous me direz, si vous avez déjà visité ce merveilleux pays, qu’il y a de quoi : à tout instant vous risquez d’être écrasé par des automobilistes pressés qui estiment avoir priorité sur la gent piétonnière. À tout moment, et oui ce n’est pas un cliché, vous pouvez marcher sur des crottes déposées sur les trottoirs par des chiens dont les maîtres ignorent les moindres principes de civilité.
Cette râle constante dont je vous parle s’avère contagieuse. Elle déteint sur les touristes. Ces derniers, j’en fais évidemment partie, se plaignent des prix exorbitants de boissons prises à la terrasse de cafés parisiens. Ou encore, il est incompréhensible et enrageant, pour toute personne venue d’ailleurs, de trouver la plupart des magasins fermés à l’heure de midi et les dimanches. Pire encore, comment peut-on servir une crêpe froide alors qu’elle devrait être chaude dans un pays qui se vante d’être la crème de la crème de la gastronomie mondiale ? Il y a aussi de quoi râler lorsque vous prenez le métro à l’heure de pointe et que personne parmi les jeunes ne se lève pour céder sa place à des personnes âgées.
À mon tour je râle de me voir râler. J’espère ne pas ramener avec moi, dans mes bagages, ce besoin de râler. À la frontière canadienne je risque de ne pas passer.