« Quand on arrive dans une ville, on voit des rues en perspective.
Des suites de bâtiments vides de sens. Tout est inconnu, vierge. Voilà, plus tard on aura marché dans ces rues, on aura été au bout des perspectives, on aura connu ces bâtiments, on aura vécu des histoires avec des gens. Quand on aura vécu dans cette ville, cette rue on l’aura prise dix, vingt, mille fois. Au bout d’un temps cela vous
appartient parce qu’on y a vécu. »
Cette célèbre citation de L’auberge espagnole n’aurait pas mieux illustré le sentiment que j’ai ressenti lors de mes premiers pas à Vancouver. Cette ville, j’en avais parcouru les rues une dizaine de fois sur un plan. Pendant un an, j’ai eu le temps de me représenter un décor, d’y projeter une architecture, me demandant dans quel quartier j’aimerais habiter. Je m’imaginais aller dans telle rue pour y retrouver des amis, dans telle autre pour me rendre à mon futur travail, tel un calque que je disposais au gré de mon imagination.
J’habitais alors à Nantes, installée dans une vie qui me convenait parfaitement. Je faisais un travail qui me plaisait dans une galerie d’art, j’habitais dans un bel appartement, et je passais la plupart de mes soirées avec mes amis. Pourtant, j’avais une irrésistible envie de découvrir autre chose, d’essayer une autre vie…
Et puis la réalité rencontra ma fiction. Lors de mes premiers pas à Vancouver, je marchais à l’aveugle, découvrant l’éclectisme de Commercial Drive et les hauteurs du Downtown. Tout ce que j’avais imaginé n’existait plus, les « blocs » qui s’enchaînaient rigoureusement dessinaient des perspectives inconnues, sans repères. Est-ce que j’ai aimé la ville à son premier coup d’œil ? Je ne sais pas.
Chaque nouvelle journée avait pour défi d’aller explorer de nouveaux quartiers, d’aller encore ailleurs, encore plus loin. Je partais à la rencontre des lieux aux noms croisés dans les guides touristiques. Le Stanley Park, la plage de Kitsilano, le quartier de Davie Village… tous ces lieux prenaient forme sous mes pas. Peu à peu, les morceaux disparates ont commencé à constituer un ensemble à la fois logique et hétérogène. Des ponts se liaient entre chaque point que mon cerveau était capable de se représenter dans sa réalité. Les repères ont alors commencé à se former. Je devenais capable de relier un point A à un point B.
Après quelques semaines, le visage de la ville m’apparaissait de plus en plus clair. Si les gratte-ciels du Downtown d’abord me laissaient dubitative, ils mettaient finalement en lumière toute l’ambivalence de la ville, entre nature et métropole. La présence simultanée de la forêt avoisinante, des montagnes et de la mer me fascinait. Est-ce que je commençais à aimer Vancouver ? Je crois que oui.
La ville se révélait à moi, restant pourtant une étrangère. Je devais encore me l’approprier. Il me restait beaucoup de rues à arpenter et de lieux cachés à découvrir. A quel moment une ville que l’on découvre prend-elle la teinte de sa maison ? En tant qu’expatriée, je rencontrais d’abord de la difficulté à me sentir chez moi. Vancouver gardait un mystère que je ne parvenais pas à percer. Pour la première fois, il me semblait que j’éprouvais l’expérience de l’inconnu, de l’étranger dans ce qu’il a de plus subtile. Il est facile de voyager, de découvrir des coins du monde et des cultures, mais il me paraissait plus difficile de les éprouver vraiment, de les saisir… en un mot, d’en faire l’expérience. Au contraire du voyage, l’expatriation me demandait de mettre de côté mes acquis culturels, mes habitudes de vie et de consommation pour m’adapter à un nouvel environnement.
Après la phase de découverte, c’est donc à la phase de reconstruction que je me prêtais. Je devais faire de ces rues la base de ma nouvelle vie. Faire de cette étrangère ma nouvelle maison n’avait rien d’aisé. Pourtant, une routine quotidienne commença à s’installer après quelques mois. Les rencontres se multiplièrent à leur tour, offrant de nouvelles possibilités de découvertes mais aussi la naissance de nouvelles habitudes. Après quelques mois, j’avais déjà traversé cette rue des dizaines de fois, remarqué cet infime détail sur cette façade, et commencé à semer des souvenirs de manière disparate dans des lieux de la ville. Je commençais à habiter la ville, à y ajouter mes propres couleurs. Est-ce que je commençais à me sentir chez moi à Vancouver ? Je crois bien, oui.