Des foules entières de protestataires exaltés, électrisés, déferlent dans la ville. Ils marchent ensemble pour réclamer, contester, ou saccager. Plus d’une fois les rues de Vancouver ont vécu cette scène. L’exposition City on Edge, au Museum of Vancouver, retrace plus d’un siècle d’activisme vancouvérois avec plus de 650 images immortalisant les révoltes populaires de la ville. L’installation donne ainsi à réfléchir sur l’impact des mouvements sociaux sur l’identité vancouvéroise.
Les centaines d’images exposées au Museum of Vancouver constituent de rares clichés des révoltes populaires, des protestations sociales, et des démonstrations tantôt violentes, tantôt pacifiques, dont les rues de Vancouver se souviennent encore.
Issues de la collection des journaux Vancouver Sun et The Province, ces photos sont des témoignages historiques incroyables des transformations politiques, économiques et sociales dans la vie des Vancouvérois depuis plus d’un siècle.
Vancouver, foyer d’un activisme singulier
Kate Bird, bibliothécaire et recherchiste pendant 25 ans au Vancouver Sun, est la cocuratrice de l’exposition. Elle raconte comment l’idée lui est venue : « Je travaillais sur un livre traitant de Vancouver dans les années 1970 et je suis tombée sur un grand nombre de photos de protestations. Je savais qu’elles faisaient partie de l’histoire de la ville, une histoire jamais vraiment explorée ».
Pour la passionnée de photographie, Vancouver a une relation particulière avec les mouvements sociaux : « Beaucoup de protestations ont débuté à Vancouver, et sont propres à la ville », a-t-elle observé au cours des décennies. Ce statut singulier s’expliquerait de deux façons.
D’une part, la position géographique de Vancouver est déterminante: « Notre position sur la côte ouest et la proximité avec les États-Unis, et la Californie notamment, ont beaucoup influencé notre histoire sociale », indique la recherchante. Viviane Gosselin, conservatrice au musée et cocuratrice de l’exposition, ajoute qu’une « masse d’intellectuels américains est venue s’installer en Colombie-Britannique dans les années 1970 et a institué une tradition de critique envers les décisions des gouvernements ».
D’autre part, dès la fin du 19e siècle, l’économie de Vancouver reposait essentiellement sur les industries primaires. La ville regorgeait alors de mineurs, de pêcheurs et d’ouvriers sur les chantiers forestiers, travaillant souvent dans des conditions très précaires. « Ces conditions ont constitué un terreau fertile pour les contestations et les revendications ouvrières. Les travailleurs se sont beaucoup basés sur les syndicats américains et leur façon de faire, parfois assez radicale », explique Viviane Gosselin.
Ainsi Vancouver constitue-t-elle pour Kate Bird un « foyer de la protestation », encore vif au 21e siècle. Elle se rappelle ces dernières années la grande marche pour la réconciliation, les manifestations contre la construction de nouveaux oléoducs, ou même les émeutes de 2011. Viviane Gosselin précise à ce sujet que, bien que dépeints comme des ‘rebelles sans cause’, les émeutiers se font souvent l’écho de « grandes frustrations, d’un malaise social, d’inégalités ou du manque d’opportunités ».
Une histoire sociale qui donne du caractère
Toutes ces démonstrations populaires ont façonné l’identité de la ville. Elles jalonnent son histoire et sont les témoins privilégiés des changements qui se sont opérés au fil des ans. « L’histoire de la ville est marquée par toutes ces manifestations, ces mouvements, ces grèves, mêlant Caucasiens, Premières Nations et Japonais », observe Kate Bird.
Dans la salle principale de l’exposition, au milieu des images défilant sur les grands écrans accrochés aux murs, les visiteurs prennent toute la mesure de l’histoire sociale de la ville. Les années 1960 ont, par exemple, été marquées par les revendications autochtones. La décennie était aussi celle de la contestation de la guerre du Vietnam et des mouvements pacifistes. Puis la défense des droits des homosexuels a émergé dans les années 1970. Des avancées qui font toutes désormais partie de la ville et de la vie de ses habitants.
Le visuel s’accompagne aussi d’une ambiance sonore avec les enregistrements des bruits de manifestations. On n’y discerne jamais vraiment les mots, les slogans, car ce qui importe, c’est l’énergie, le mouvement, la cohésion du groupe. « Nous vivons dans une démocratie imparfaite, mais il y a toujours un espace pour revendiquer, pour faire part de son désarroi aux côtés de ses semblables. C’est le principe de conscience collective », exprime la conservatrice du musée.
Le rôle indispensable du photojournaliste
L’exposition est aussi l’occasion de souligner le rôle essentiel des photojournalistes. Kate Bird se souvient lorsqu’elle travaillait au Vancouver Sun de « la douzaine de photojournalistes qui couvraient tous les événements et réalisaient jusqu’à 4 000 photos chaque année ». Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois à exercer cette profession au sein du journal, conséquence de la crise des médias.
Si aujourd’hui les utilisateurs de téléphones intelligents peuvent eux-mêmes immortaliser les événements, il n’en reste pas moins que les photojournalistes « ont un regard unique » et offrent un précieux reflet de la société, dans ses joies comme dans ses peines. « Les images sont là pour capter l’attention. Il y a aussi tout un travail de sélection du photojournaliste, qui adopte un certain cadrage, un regard critique sur les événements », relève Viviane Gosselin.
Ainsi, des grèves des travailleurs en passant par les revendications des peuples autochtones ou des minorités sexuelles, City on Edge souligne le pouvoir des gens ordinaires. Ensemble, ils ont su mobiliser l’opinion publique et entraîner dans leur militantisme des avancées majeures sur les plans politique, économique et social. Des changements qui font aujourd’hui partie intégrante de l’identité de la ville.