La campagne électorale fédérale sert de tribune à une offre politique qui veut brider le multiculturalisme canadien ou le vider de son contenu. C’est la version politique d’un courant idéologique latent porté par des intellectuels qui, depuis des décennies, entaillent ce modèle multiethnique et vilipendent la diversité culturelle. Le multiculturalisme canadien est-il en danger ? Coup de projecteur.
Le Canada fait rêver. Nous avons tous entendu parler du Chemin Roxham, à Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie au Québec, emprunté par des milliers de réfugiés pour passer des États-Unis au Canada. Ces douze derniers mois le pays a accueilli 313 580 immigrants, « soit un des niveaux les plus élevés de son histoire », explique Statistique Canada dans sa livraison du 30 septembre 2019. Pourquoi beaucoup sont-ils prêts à tout pour vivre dans un pays qui « a deux saisons, l’hiver et le mois de juillet » selon l’écrivain Robert
Hollier ?
Lors de son discours du 1er juillet 2004, l’ancien premier ministre Paul Martin évoquait « un pays d’une grande beauté… Ses montagnes et l’étendue infinie des cimes. Les villes au bord de la mer et le charme idyllique des rues principales dans les petites villes. L’étendue magnifique des prairies. Les lacs qui parsèment les paysages isolés comme des gouttes de pluie sur une feuille d’érable ».
La nature a doté le Canada de paysages majestueux, certes, mais on peut en dire autant de la Croatie, de la Nouvelle-Zélande, du Japon, de l’Afrique du Sud ou du Brésil. Pourtant, des centaines de milliers d’immigrants, venus de toute la planète, ne se bousculent pas au portillon de ces pays comme ils le font sur le parvis du Canada. Non, le charme du village Kanata est niché ailleurs dans une valeur essentielle. L’humilité.
Le Canadien est un être humble et réaliste
La modestie du Canadien ordinaire qui ne snobe pas l’autre, nouvel arrivant, sous le prétexte, valable, que ses parents, lui, ou ses ancêtres sont arrivés avant et ont écrit les plus belles pages de l’histoire du pays. Le Canadien est un être humble et réaliste, qui ne croit pas que sa religion, sa gastronomie, son code vestimentaire ou ses habitudes de vie sont supérieurs à ceux des autres. Il ne croit qu’en une valeur et l’exige de son vis-à-vis : le strict respect de la personne humaine, sans distinction de race et d’origine, et le respect de la langue anglaise ou française.
L’intelligentsia appelle cette vision le multiculturalisme. Les gouvernants ont institution-nalisé cette diversité culturelle et l’ont transformée en politique publique. Désormais, un Russe, un Sénégalais, un Français, un Belge, un Suisse, une Japonaise et tout individu de bonnevolonté peut immigrer au Canada et se sentir chez soi en quelques semaines. C’est le rêve et le miracle canadien.
Les choses sont-elles en train de changer ? Peut-être. Depuis quelques années, certains intellectuels canadiens crient sans cesse haro sur le multiculturalisme. « Le multiculturalisme génère le repli sur son groupe, sa religion, ses croyances, déclare le politologue André Lamoureux. Au lieu d’intégrer, il génère la fragmentation ». Mathieu Bock-Côté, chantre de l’anti-multiculturalisme, écume les plateaux de télévision, au Canada et en France, pour dire tout le mal qu’il pense du modèle canadien.
L’affaire Jody Wilson-Raybould et le blackface
« On sent une rupture profonde, dit-il, entre d’un côté des élites qui s’entêtent dans le modèle du multiculturalisme et de l’autre côté des populations de plus en plus en colère de sacrifier leur identité nationale et leur culture ». Dans un article intitulé, Le multiculturalisme devenu fou, il soutient mordicus que la « diversité heureuse » est une « légende » entretenue par Ottawa. Pour Mathieu Bock-Côté, il existe deux cultures dominantes anglaise et française dans une desquelles les nouveaux arrivants doivent se dissoudre. C’est la fameuse idéologie de l’assimilation.
La campagne fédérale en cours offre un haut-parleur aux pourfendeurs du multi-culturalisme. « Si tout et n’importe quoi est canadien, que signifie être Canadien ? », écrit sur Twitter Maxime Bernier, candidat à la primature. Justin Trudeau répond par son slogan de campagne : « La diversité est notre force ». Le chef du Parti populaire du Canada (PPC), réplique, toujours sur Twitter : « Le multiculturalisme extrême et le culte de la diversité de Trudeau vont nous diviser en petites tribus qui ont de moins en moins en commun ».
Qui plus est, deux incidents vont mettre en exergue la question de la diversité culturelle et du vivre ensemble pendant la campagne électorale. Primo, la démission du gouvernement de madame Jody Wilson-Raybould, avocate autochtone, ex-ministre de la Justice et procureure générale du Canada. Elle aurait été rétrogradée du ministère de la Justice à celui des Anciens combattants, pour avoir résisté aux pressions de sa hiérarchie, Justin Trudeau, sur un dossier sensible concernant le groupe montréalais d’ingénierie et de construction SNC-Lavalin.
L’Union des chefs autochtones de la Colombie-Britannique va dénoncer les commentaires racistes dont elle a été victime de la part de certains de ses collaborateurs. Enfin, la controverse du blackface. Une photo révélée par le magazine Time montre le premier ministre, Justin Trudeau, maquillé en noir dans un bal costumé avec ses collègues enseignants en 2001, ici à Vancouver. Le premier ministre, apôtre zélé du multiculturalisme, serait-il raciste ? Non, « beaucoup de Noirs disent, qu’il n’y a pas de racisme là », affirme l’écrivain canadien d’origine haïtienne Dany Laferrière. « C’est de la politique ».
Un intellectuel n’est pas forcément intelligent
Face à ces remous, il convient à nouveau de se poser la question. Le multiculturalisme canadien est-il menacé ? Dans les faits, la réponse est non. Le recensement réalisé en 1996 est très éloquent. Près de 50 pour cent des Canadiens avaient indiqué une origine française ou anglaise. Ils cohabitent avec une quinzaine de groupes majoritaires parmi lesquels on peut citer : les Canadiens d’origine allemande, italienne, autochtone, chinoise, sud-asiatique et philippine. à cela s’ajoutent les dernières vagues africaines et moyen-
orientales, entre autres.
Tout ce beau monde vit en paix, dans un Canada auquel ils revendiquent leur appartenance, relié par deux ficelles culturelles et linguistiques : l’anglais et le français. Tout n’est pas parfait, mais c’est un succès indéniable. « Nous, les Canadiens, ne parlons pas beaucoup de patriotisme, disait Paul Martin sur la colline du parlement d’Ottawa le 1er juillet 2004. Mais l’amour que nous portons à notre pays n’a pas d’égal. Notre fierté d’avoir une diversité culturelle qui enrichit notre société est sans égale. Notre fierté d’être une terre d’accueil qui fait l’envie du monde est sans égale… Notre confiance dans l’avenir est sans égale. »
En fait, quelques intellectuels nostalgiques, souvent de bonne foi, et des politiciens véreux, de très mauvaise foi, se trouvent en embuscade et guettent la moindre titubation du multiculturalisme pour crier au scandale. Aux premiers, il faut leur rappeler ce que disait l’écrivain français Fréderic Dard « Un intellectuel n’est pas forcément intelligent ». Il voit parfois les choses de la vie en les déformant. Aux autres, les politiciens malhonnêtes, il faut leur donner un carton rouge le 21 octobre aux urnes.
Honneur à nos chers compatriotes qui, pour la plupart, vivent en harmonie avec des collègues, des voisins, des belles-soeurs et des beaux-frères venus d’ailleurs. Ils regardent avec dégoût, à juste titre, ces batailles de chiffonniers entre intellectuels et politiciens. Ils vivent chaque jour cette vérité énoncée par Saint-Exupéry :
« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». Restons vigilants.