Je ne sais pas pourquoi, mais je m’étais toujours dit que je devrais écrire un verbatim pour célébrer mes sept ans de « mariage » avec Vancouver. Je l’aurais intitulé « Sept ans de réflexion », un honneur au film de Billy Wilder, dans lequel un homme marié essaie de ne pas succomber à la tentation de tromper sa femme. À la vue du titre de cette chronique, on comprendra que cette idée en est restée au stade de l’intention. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, beaucoup de choses ont changé dans ma vie de Vancouvéroise. Pourtant, le même doute m’habite toujours : rester ou partir ? Parce que mon histoire d’amour avec Vancouver, n’a été ni un coup de foudre, ni un long fleuve tranquille.
Retour en arrière. En 2004 je passe mes premières vacances de prospection au Canada et traverse le pays en train. J’ai déjà décidé que je déposerai mes valises à Vancouver. Une question de climat et d’apprentissage de l’anglais. Mais je reste prudente. Et si la ville ne me plaisait pas ? J’arrive à Pacific Central Station à sept heures du matin, un peu perdue, sachant que je ne pourrais sans doute pas m’enregistrer à l’hôtel avant le début de l’après-midi. Une chambre m’attend en effet dans un établissement huppé de Coal Harbour. Parce qu’un gentil employé de Via Rail me prévient de ne pas m’attarder dans le quartier de la gare et que traverser False Creek à la nage me semble un peu trop ambitieux, je décide de rejoindre mon hôtel à pied. Je me dirige donc droit vers le coeur de la ville, le fameux Downtown Eastside (DTES), que beaucoup connaissent comme étant le code postal le plus pauvre du Canada. Ce n’est pas vrai, mais c’est une autre histoire.
Dire que rien ne m’avait préparée à ce que j’allais voir est un euphémisme. Venant d’une très grande métropole comme Paris, je suis familière avec la pauvreté, l’itinérance et les problèmes de drogues. Si j’ai souvent vu des gens dormir dans la rue, je ne crois pas en avoir jamais remarqué se faire un fix de drogue, sur un pas de porte, à la vue de tous. En quelques heures, je passe du quartier le plus pauvre à un des quartiers les plus riches de la ville. Je suis témoin de la déchéance la plus brutale et de l’extravagance la plus outrancière. Je rentre en France perplexe. Je ne suis pas très sûre de vouloir revenir. Pourtant, malgré mes doutes, je m’installe finalement dans le West End en 2007. Je me dis même que je devrais aller faire du bénévolat au Carnegie, le centre communautaire du DTES, pour essayer de comprendre pourquoi tant de misère est concentrée sur une si petite surface.
Il me faudra cette fois six ans pour remettre vraiment les pieds dans le quartier. Les années précédentes auront connu leurs hauts et aussi leurs très bas. En 2013, pour remettre de l’ordre dans ma vie, je me remets au bénévolat. Pas au Carnegie, mais à Co-op Radio, la radio communautaire de Vancouver. La station est située dans le DTES depuis ses débuts en 1975. Là, je rencontre des programmeurs passionnés qui vont s’occuper de me faire comprendre les réalités de la vie de ceux qui n’ont pas mes privilèges. J’apprends l’histoire du colonialisme canadien, les horreurs des écoles résidentielles, le racisme systémique dans un pays qui aime à promouvoir son multiculturalisme et sa tolérance, le peu d’aide disponible pour soigner les problèmes de santé mentale. Je découvre aussi une communauté qui non seulement survit mais aussi s’élève grâce à l’activisme, la solidarité et la créativité. Je trouve ma tribu. Elle est composée en grande partie d’inadaptés plus ou moins heureux et passionnés, créatifs et flexibles, qui n’aiment ni les horaires fixes, ni les plans à long terme. Des gens comme moi, en somme.
Alors, après douze ans de réflexion, deux boutiques, une banqueroute, une confirmation de bipolarité, une bonne dizaine de jobs différents, dix ans de médias communautaires, je peux le dire sans hésitation : « Vancouver, je ne sais toujours pas si toi et moi c’est pour la vie, mais tu m’auras fait grandir plus que n’importe quelle autre ville. Et de cela, je te serai toujours reconnaissante. Avec amour, Laurence »