Lancé exclusivement en ligne pour la première fois cette année, du 18 au 26 juin, le festival du film-documentaire DOXA de Vancouver nous offre une fenêtre sur le monde. Une petite pépite au programme : Sankara n’est pas mort par Lucie Viver.
Ce film, à la croisée du documentaire et du recueil de poèmes, est un voyage initiatique le long du chemin de fer au « pays des hommes intègres » : le Burkina Faso.
À travers les yeux du poète
Lucie Viver découvre pour la première fois le Burkina en 2012, en partant rejoindre une amie qui enseigne dans un petit village. C’est dans cette école qu’elle rencontre Bikontine, poète voyageur des temps modernes, qui intervenait alors en sa qualité de conteur auprès des petits Burkinabè. La future réalisatrice est tout de suite ravie par « son indépendance d’esprit, sa connaissance du pays et bien sûr ses poèmes ». Elle sympathise avec lui et décide de tourner son tout premier film en le suivant sur les pas de Thomas Sankara. « Je n’ai jamais envisagé de faire ce film seule. Dès le départ, l’idée était de faire le portrait du pays après l’insurrection populaire, perçu par les yeux de ce jeune poète burkinabè », confie-t-elle. De la riche collaboration avec le poète rasta naît ce documentaire soigné à l’esthétique éthérée d’un Burkina encore bourgeonnant d’espoir et d’idéal. « Le film est ainsi le résultat de nos regards croisés, ceux du poète burkinabè et de la cinéaste étrangère. » rajoute-elle.
Espoir à mains nues
On suit alors Bikontine, poète en quête de sens, dans un pays cherchant encore son chemin, le long du chemin de fer traversant le Burkina, de Lareba, au sud-ouest, jusqu’à Kaya, au centre du pays, « là où s’arrêtent les rails posés par l’espoir à mains nues ». Car ces rails sont le symbole de la modernité et de la persévérance des Burkinabè : sans aide internationale, les Burkinabè ont posé eux-mêmes les derniers rails de leur chemin de fer, concrétisant la vision du président Sankara d’une Afrique indépendante et d’un Burkina moderne, épisode de fierté nationale maintenant connu sous le nom de « bataille des rails ».
Car ce Che Guevara d’Afrique a invité les Africains à repenser leur « africanité », au-delà d’un simple rejet de l’Occident, à se relever, fiers. Et en seulement quatre ans au pouvoir, avant d’être assassiné le 15 octobre 1987, Sankara a plus fait évoluer le Burkina que pendant les vingt-sept années qui suivirent sous la présidence de Blaise Compaoré, avant que ce dernier fuie en Côte d’Ivoire suite aux révoltes populaires le visant en 2014.
« L’Afrique a besoin d’un peuple convaincu et non d’un peuple de vaincus » Extrait du Grand Discours du Président Thomas Sankara, lu par Bikontine.
Revanche de Thomas Sankara
« Surtout, Sankara a donné à son peuple la fierté et la dignité qui lui permettent, encore aujourd’hui, de tenir uni face à l’adversité et de penser de manière autonome. C’est un magnifique héritage qu’il a légué aux Burkinabè.
Et ce cadeau, les anciens qui ont connu la Révolution l’ont transmis aux plus jeunes, jusqu’à l’Insurrection de 2014, qui a été considérée comme la « revanche de Thomas Sankara », explique la réalisatrice.
Blaise Compaoré aura pourtant usé de toute sa force pour tenter d’occulter l’ancien président visionnaire et d’enterrer son héritage : aucune enquête sur l’assassinat de Sankara, la révolution sankariste et son chef étaient complètement absents des manuels scolaires, on ne devait même pas en parler ouvertement. La censure alla même s’étendre à la littérature : sous Compaoré, les livres évoquant Sankara étaient objets de perquisition et d’autodafé. « Pendant toute cette période, les Burkinabè ont pourtant entretenu la mémoire de Thomas Sankara malgré la censure. » raconte Lucie Viver. « En 2012, lors de mon voyage, j’ai pu voir (et acheter !) des livrets de citations et des DVD de ses discours qui se vendaient en cachette, sous le manteau. Il y avait aussi bien sûr le bouche à oreille familial. Bikontine m’a raconté que lorsqu’il était enfant, prononcer le nom de Sankara, c’était comme dire une formule magique secrète. Donc, oui la censure était réelle pendant les vingt-sept ans de « Blaise » et elle a paradoxalement renforcé le mythe Sankara », témoigne Lucie Viver.
Thomas Sankara, celui qui développa l’accès à la contraception, à l’éducation, l’égalité des sexes, et tenta d’endiguer l’insécurité alimentaire et l’excision, atteint donc le statut de héros national, de symbole de lutte, indissociable de l’identité nationale du Burkina. Son héritage est vivant, incarné et très personnel pour les Burkinabè.
UN Road-movie
Inspirée par Route One USA de Robert Kamer, road-movie suivant un médecin tout le long de la Route One sur la côte est américaine, Lucie Viver nous montre le Burkina sous un œil neuf, sans pathos. C’est le fruit d’un long travail, méticuleux, de réflexion et de maturation : environ deux ans et demi pour écrire et développer le projet avant même de commencer à tourner, suivi d’un an de montage à l’aide de Nicolas Milteau, monteur ayant également travaillé avec Mati Diop, la réalisatrice de Mille Soleils.
Le documentaire, chargé d’émotions partagées entre espoir, fierté et désillusion, a été filmé lors de la récente fenêtre de paisibilité et d’espoir du Burkina, « entre l’Insurrection populaire et l’intensification des attaques terroristes », précise la réalisatrice. « Les préoccupations des Burkinabè ont changé. Actuellement, l’urgence, c’est la paix … et le pain », ajoute-t-elle. Et forcément, la question de l’avenir politique et de la démocratie burkinabè est en suspens. Mais Lucie Viver reste optimiste : « Dans cette période critique, Thomas Sankara reste une boussole, une vraie référence, c’est indéniable, et ce malgré les coups de boutoir permanents de l’ultralibéralisme et de toutes ces turbulences mondiales », conclut-elle.
Pour plus d’information veuillez consulter : www.doxafestival.ca/