Exposée jusqu’au 1er novembre à la Vancouver Art Gallery, l’installation Moly And Kassandra de la plasticienne Matilda Aslizadeh est encore plus éloquente en cette période de récession mondiale.
Le titre de cette œuvre renvoie à Cassandre de Troie, figure de la mythologie grecque, devenue symbole du prophète martyr grâce à Eschyle, un des plus grands dramaturges de la Grèce antique, et au molybdène, un métal de transition découvert au XVIIIe siècle et utilisé dans des alliages comme l’acier pour les durcir et créer des armes et engins de guerre plus résistants. On pourrait se demander ce que la belle Cassandre de l’Iliade et d’Agamemnon aurait à voir avec un de ces métaux, découvert plus de deux millénaires après. Mais dans cette installation où trois écrans se répondent dans l’obscurité, les femmes qui semblent se mouvoir et chanter dans des amphithéâtres sans public sont loin d’être des divas d’opéra, mais des Cassandres chantant le cours de la valeur et de la production du molybdène depuis 1979, « une date que de nombreux Penseurs utilisent pour marquer la transition vers la politique économique néolibérale », explique Matilda Aslizadeh.
Témoin historique et prophète
La transformation de ces données statistiques en quelque chose de plus émouvant permet aussi à la plasticienne de faire référence « à la façon dont les tragédies étaient à chantées à l’origine et, par extension, comment (…) ces épopées héroïques telles que l’Iliade et Gilgamesh ont également été chantées ». Les poses et les mouvements de Camille Hesketh, soprano transformée en Cassandre chantant au milieu de ces amphithéâtres naturels, sont tirés de la gestuelle dramatique associée à l’opéra mais reflètent aussi le graphique dont elles sont issues : « Par exemple, les gestes plus mélodramatiques de la Cassandre vêtue d’orange représentent la valeur des actions, tandis que la rotation continue de la Cassandre vêtue de rouge représente les taux d’inflation du dollar américain », raconte l’artiste. Cette gestuelle, ainsi que les costumes, sont également inspirés des magazines de mode de 1979, pour faire écho au cours du molybdène et au passage de la société dans l’économie néolibérale, comme une Cassandre à la fois témoin historique et prophète, dont les sombres prédictions ont été condamnées à n’inspirer que la suspicion de ses concitoyens.
Une tragédie moderne
Car selon le mythe grec, Cassandre, en se refusant à Apollon, vu son don de prémonition – cadeau du dieu amoureux transformé en malédiction par un Apollon dépité – qui la condamna à ne jamais pouvoir convaincre ses concitoyens et à passer pour folle, prédira la chute de Troie sans pouvoir l’éviter. On peut alors voir la Cassandre de Matilda Aslizadeh comme prophète d’un monde instable, d’une récession, chantant en vain au milieu de mines à ciel ouvert qui deviennent le théâtre de notre tragédie moderne. « Je pense qu’il y a effectivement un parallèle entre l’exploitation de la terre et les histoires récurrentes de violence sexuelle qui forment une grande partie des fondements du canon occidental », confie l’artiste, avant d’ajouter : « Je pense qu’Eschyle offre une vision plus crue et brutale de la relation entre les hommes et les femmes qui n’est pas très répandue dans la culture populaire et qui n’est seulement entrée dans la conscience du public que récemment, d’une manière inévitable (je pense à Me too, etc.). (…) Il est désolant de regarder en arrière et de voir que les gens ont lutté (ou non) avec la présence de cette violence depuis des millénaires ». Et Cassandre, figure de prophète dont les vérités insoutenables sont ignorées revient aujourd’hui, plus étudiée ces dernières années, comme symbole de la femme dont la voix est passée sous silence et ne suscite que la méfiance des autres. Comme celle de la plasticienne qui « fait référence à l’idée que les voix des femmes (et beaucoup d’autres) sont marginalisées par la société patriarcale et le capitalisme ». Des voix dépouillées de toute influence, même si la Cassandre du mythe originel est un personnage plus riche : « Une des raisons pour lesquelles le personnage de Cassandre est si intéressant dans le travail d’Eschyle est qu’elle ne rentre pas dans (cette opposition) binaire soigneusement mise en place par les deux ordres : elle est à la fois héros et victime… », explique l’artiste, qui nous invite à remettre cette dichotomie en question, plutôt que de partir à la recherche de héros négligés de l’histoire.
Pour plus d’information veuillez visiter le : www.vanartgallery.bc.ca