En saisissant la caméra ou l’appareil photo pour présenter leur identité et leur héritage sans préjugés ou étichisation, d’éminents artistes comme Nick Cave, Martine Gutierrez, Carrie Mae Weems, Skeena Reece, Zadie Xa et Yinka Shonibare CBE mais aussi la Drag Queen canadienne Sin Wai Kin remettent en cause les idées préconçues en détruisant le carcan des normes sociales qui les oppressent.
Présentée du 25 juin au 5 septembre 2021 à la Polygon Gallery, l’exposition Interior Infinite nous invite à repenser le concept d’identité comme dynamique, fluide et multiple évoluant avec le temps et le contexte, loin d’étiquettes sociales imposant un cadre rigide écrasant la singularité.
Aliénation
Longtemps, les communautés marginalisées ont été les sujets des artistes et photographes issus de milieux privilégiés.
Souvent documentées, les communautés LGBTQ+ et les personnes racisées ont été fétichisées, les reléguant à des objets d’études ou sujets artistiques, sans pouvoir modeler leur apparence et se présenter exactement comme ils souhaitent être vus.
Les femmes aussi ont longtemps été exclues de la photographie en tant qu’artistes, mais elles ont toujours été représentées.
De nombreuses oeuvres d’Interior Infinite ont plusieurs clés de lecture : il est difficile de dire qu’une œuvre porte sur la race et qu’une autre et une autre sur l’identité queer ou le féminisme.
Le support et la technique nécessitant l’accès à la technologie et à des matériaux souvent onéreux, l’art du portrait a favorisé historiquement les personnes économiquement avantagées, aliénant le sujet à la vision et aux canons esthétiques d’une majorité opprimante. Armées d’un appareil photo ou encore, depuis leur atelier, ces anciennes « muses » muettes deviennent artistes combattant activement l’invisibilisation et l’oubli en imprégnant leur art de leurs expériences et de leur histoire.
« À mon sens, c’est un geste passionnant et puissant. Il inscrit un nouveau chapitre important dans l’histoire de la photographie et dans le lexique des images qui nous a été transmis », partage Justin Ramsey, le conservateur adjoint d’Interior Infinite.
Costumes et masques, cacher ou révéler ?
Car cette exposition, inspirée par la crise ayant suivi le meurtre de Georges Floyd, s’interroge sur ce que l’art peut apporter en réponse à ces atrocités, et sa finalité.
« Certains des artistes [exposés dans] Interior Infinite, comme Skeena Reece et Carrie Mae Weems, ne cachent pas que la douleur et l’ostracisme jouent un rôle dans la formation de l’identité ; l’héritage racial et culturel n’est pas une chose pure et parfaitement préservée », explique M. Ramsey.
En effet, ces œuvres carnavalesques aux couleurs souvent vives tranchent d’autant plus avec la profondeur du sujet.
« L’œuvre de Weems, en particulier, joue sur l’appropriation – [le fait] qu’historiquement, les festivités du carnaval étaient une rare occasion pour les esclaves de se moquer de leurs maîtres. Nous ne pouvons que spéculer pour savoir si c’est le premier ou le second qui se cache sous le masque », ajoute-il.
Tout comme la violence et la discrimination sont des sujets inhérents au Soundsuit de Nick Cave : ces « costumes sonores », œuvre emblématique de l’artiste visuel et danseur afro-américain, sont des sculptures portables recouvrant tout le corps, conçues comme des armures métaphoriques contre les violences policières et l’invisibilisation imposée par la société. Le tout premier Soundsuit a été créé et réalisé en 1992 en réponse au passage à tabac de Rodney King en mars 1991 par la police de Los Angeles.
« Ce Soundsuit a été conçu comme une défense et un camouflage pour le corps noir – une protection contre la violence sanctionnée par l’État. Au fil des années, cependant, les Soundsuits sont devenus colorés et ouvertement festifs ; s’ils continuent de masquer la race, le sexe, l’âge et le genre de la personne qui les porte, et donc de perturber les jugements préjudiciables, ils ne sont plus destinés à cacher » la personne qui les revêt, développe Justin Ramsey, ajoutant que cette idée de visibilité comme forme de résistance telle que représentée par le Soundsuit a fait germer l’inspiration pour Interior Infinite.
Pour élargir l’imagination sociale
Ainsi, l’exposition souligne que le costume, le maquillage ou le masque révèlent plus qu’ils ne cachent. En suspendant temporairement les normes sociales, le carnaval expose dans un joyeux chaos les vraies richesses et inégalités d’une culture et d’une société, laissant cours à la plus pure expression de soi.
« Pour les personnes dont la sécurité et l’intégrité sont mises en danger par les normes d’un patriarcat blanc-suprématiste, cissexuel, machiste, le déguisement fait partie de la vie quotidienne. [Ce déguisement de tous les jours], nous l’appelons la conformité. L’un des thèmes centraux de cette exposition est l’élargissement de notre imagination sociale étroite afin que la pluralité des expériences – si souvent désignées comme
« autres », « alter » ou « marginalisées » – puisse commencer à être considérée comme normale en tant que telle », conclut Ramsey, pour qui tout le monde devrait essayer l’art du Drag au moins une fois dans sa vie.
Les costumes, tout comme la construction et l’incarnation d’un personnage issu de son imagination sont, selon lui, extrêmement libérateurs.
« Et il y a du courage dans la volonté de changer et d’être changé, et de voir sous des angles différents. C’est peut-être la raison pour laquelle ces occasions sont limitées aux festivals annuels ou aux spectacles spéciaux ; elles sont trop formidables. Elles ont le pouvoir de briser la fragile illusion de normativité qui nous entoure, et de mettre en doute le bluff de l’oppresseur », affirme-t-il.
La Polygon Gallery, située à North Vancouver, est ouverte du mercredi au dimanche de 10 h à 17 h, avec des horaires prolongés le jeudi, de 10 h à 20 h. Plus d’informations sur : www.thepolygon.ca