La galerie artistique District Library de North Vancouver présente Ma Miaeem va Miravim (We Come and Go) de l’artiste Mehran Modarres-Sadeghi jusqu’au 21 mars prochain. Cette exposition repose sur les croquis de l’artiste inspirés de son premier livre d’apprentissage de l’anglais lorsqu’elle était enfant.
Ce manuel utilisant des références occidentales pour un public persan a poussé l’artiste à réfléchir aux techniques d’apprentissage, en particulier pour les immigrants. Rencontre avec celle qui souhaite attirer l’attention sur la « colonisation culturelle de l’anglais » et son impact sur les transmissions de l’identité.
Pour beaucoup d’immigrants, et c’est un sentiment partagé par l’artiste, l’expérience de l’immigration est très fortement liée à la langue et « aux liens avec l’héritage et l’histoire » selon elle. « Donner une voix aux enfants des descendants d’immigrants perses au Canada, ancrée dans la culture perse et sa terre, est essentiel pour préserver la langue ». C’est le leitmotiv de ses créations, présentées jusqu’en mars, et qui visent à « inviter le public à imaginer l’immersion d’un immigrant iranien dans une autre culture ».
L’impact de la globalisation et du numérique
Pour expliquer la motivation derrière ce travail artistique, Mehran Modarres-Sadeghi revient d’abord sur un fait de société en Iran, à savoir que dans les années 60-70, il était bien vu d’apprendre l’anglais pour les enfants des classes aisées. C’est à cette période que les écoles de langues ont commencé à avoir recours à des livres en anglais avec du contenu occidental. « Nous avions les mêmes livres que les enfants aux États-Unis » se souvient-elle. Elle ajoute à cet effet : « Je suis allée dans ces écoles d’anglais et j’ai toujours comparé depuis comment ma génération a appris l’anglais comme langue étrangère à comment mes enfants apprennent le persan comme langue maternelle ». Tel fut le déclic pour l’artiste, qui n’a cessé dès lors de comparer les deux apprentissages : elle étant enfant et ses propres enfants ici au Canada. Elle précise également afin de bien montrer la complexité du problème que l’utilisation croissante des échanges en ligne parmi les Iraniens vivant dans les pays de l’Ouest a eu pour conséquence « l’émergence de traductions hybrides » de la langue, une traduction par le biais de l’anglais. « Le langage traditionnel est écrit en utilisant des caractères romains au lieu de l’alphabet traditionnel perse », explique-t-elle. Ainsi, beaucoup d’enfants irano-canadiens parlent le perse mais ne savent pas le lire ou l’écrire. Ce qui illustre le cheminement de sa réflexion : « Bien sûr, je n’ai jamais essayé ou même pensé d’enseigner le farsi en utilisant l’alphabet romain. Ce serait tellement étrange ! ».
Une traduction qui traduit une autre histoire
L’artiste rappelle que la littérature iranienne est l’une des plus anciennes et que la très grande majorité des familles possèdent une œuvre classique chez eux, par exemple celle de l’auteur Hafez, pour ses vertus de bonne fortune. Or, « les traductions perdent la magie (de ses histoires). J’ajouterais même, qu’elles ne sont pas traduisibles », partage-t-elle. « La traduction casse le rythme, l’arrangement des mots leur fait perdre le sens mystique ». Elle indique également que beaucoup d’Iraniens du Canada ont encore la parenté qui ne parlent pas l’anglais. « Cela brise le cœur des grands-parents de ne pas pouvoir communiquer avec leurs petits-enfants ». À cela s’ajoute un aspect purement esthétique : « en général, le script perse est tellement beau, qu’on se sent mal de voir nos enfants incapables de le lire ou de l’écrire ».
Elle tient également à appuyer sur la perte identitaire qui intervient en conséquence : « connaître sa langue maternelle permet de ressentir de forts sentiment identitaires et d’appartenance ». Pour elle, c’est bien un des caractères essentiels qui est au cœur de cet effort matérialisé dans ce projet artistique. « Pour ce projet précis, je savais depuis des années que je voulais faire quelque chose avec ce livre. Qui apporterait un livre de maternelle de son pays natal après tant d’années ? », remarque-t-elle.
Une réédition de l’original
Tel qu’indiqué par Mehran Modarres-Sadeghi, les illustrations en couleur issues du manuel d’apprentissage original sont reproduites en noir et blanc, avec des modifications de thème et de texte, par exemple le changement des noms des personnages caucasiens Dick, Jane, and Sally pour Babak, Mina, and Leila, afin de révéler l’impact de l’anglais sur la langue perse par le biais de ces comparaisons. Ce à quoi l’artiste a également voulu ajouter « les tensions historiques mondiales et le sentiment d’identité perse transnational diffusés par l’occidentalisation du pays ».
Ce travail d’adaptation et de réalignement à la réalité permet selon Mehran Modarres-Sadeghi de « suggérer comment ce qui a normalement du sens peut être perdu ou altéré lorsque cela est remplacé (N.D.L.R. par d’autres marqueurs) ». Et par extension, « la tâche complexe d’assimilation à une autre culture et de devenir bilingue ou comparable à un natif », conclut l’artiste.
Informations complètes sur le site : www.northvanarts.ca