« À l’école de journalisme, on nous enseigne quelques règles sacro-saintes : rester objectif, ne pas tisser de liens trop étroits avec les personnes dont on parle, ne pas faire partie de l’histoire. Eh bien, pour tout dire, notre documentaire La parfaite histoire fait fi de tout cela. »
Nous n’avions pas l’intention de remettre en question les principes traditionnels du journalisme. Ce film n’est pas celui que nous pensions faire. Mais il a fini par s’imposer. Commençons par une mise en contexte.
Notre documentaire porte à l’écran un article que j’avais publié lorsque je travaillais comme correspondante du Toronto Star pour la sécurité nationale. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, j’écrivais des articles dans mon pays et dans le monde entier sur le terrorisme, les droits civils et la manière dont notre monde s’était métamorphosé après le 11 septembre. En janvier 2010, lors d’un reportage à Mogadiscio, en Somalie, on m’a présenté un adolescent nommé Ismael Abdulle.
Ismael m’a raconté qu’Al-Chabab, le groupe qui allait par la suite s’allier à al-Qaïda, avait essayé de le recruter, mais qu’il avait refusé : il voulait rester à l’école. Pour le punir et en guise d’avertissement pour les autres, Al-Chabab l’a kidnappé, emprisonné pendant un mois, puis emmené dans un stade, avec trois autres jeunes hommes, et lui a coupé la main droite et le pied gauche. Des mois plus tard, Ismael a réussi à s’échapper et a trouvé refuge entre les murs d’enceinte du gouvernement. C’est là que je l’ai rencontré. Je me souviens avoir fait d’immenses efforts pour ne pas pleurer pendant que je le photographiais.
Ce récit publié dans le Toronto Star a ému quantité de lectrices, de lecteurs. Il a vite fait le tour du monde, repris par le New York Times et d’autres médias internationaux. À Toronto, la diaspora somalienne s’est ralliée à Ismael Abdulle et a lancé le mouvement Project Ismael.
Sahal Abdulle (aucun lien de parenté), ami et ancien photojournaliste canadien d’origine somalienne pour Reuters, a travaillé avec le groupe pour faire sortir Ismael Abdulle de Somalie. Dans un premier temps, Sahal l’a adopté officieusement à Nairobi où il vivait. Ensuite, Harstad, en Norvège, petite ville située à 200 kilomètres au nord du cercle polaire, l’a accepté comme réfugié. Un an après avoir rencontré Ismael, j’ai pris l’avion avec lui et Sahal pour Harstad. Nous pensions alors couvrir la fin d’un conte de fées dont le début avait été tragique. Tout le monde aime les contes de fées.
Environ une décennie plus tard, nous réalisons un documentaire sur l’histoire d’Ismael Abdulle et le ramenons à Mogadiscio pour la première fois dans le but de rendre visite à sa famille. À la moitié du tournage, l’attitude d’Ismael change radicalement : il m’annonce une révélation importante qui va modifier le projet et bien plus encore.
Dans une scène éprouvante, Ismael dévoile sa vérité : lors de notre première rencontre, en 2010, il a menti. Al-Chabab n’avait pas essayé de le recruter. En fait, Ismael vole au marché et un jour, deux membres du groupe lui demandent son pistolet. Ismael obtempère. Les hommes le mettent alors en joue et lui disent qu’il doit être puni. Ismael ne s’est pas non plus échappé après avoir été mutilé : on l’a ramené chez lui après qu’il a subi sa « peine ». Bien sûr, les aspects les plus importants de ce récit restent véridiques : un groupe barbare règne par la terreur et coupe une main et un pied à cet adolescent.
Cette révélation est à l’origine du film : il s’agit d’une réflexion sur les histoires que nous racontons. À qui revient-il d’en parler ? Pourquoi ? Je me serais sentie malhonnête de ne pas tourner la caméra vers moi, car comme me le dit Ismaël : « Tu en fais partie, toi aussi. »
Et oui, je faisais partie de l’histoire. Je cherchais « la parfaite histoire ». Ismael était-il simplement en train de me dire ce que, d’après lui, le public avait besoin d’entendre pour ressentir de la sympathie à son égard ?
Ce film à la fin désordonnée nous laisse avec un sentiment d’inconfort. Il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Et c’est en partie l’intention sous-jacente. Car c’est un film qui, nous l’espérons, suscitera un débat et d’autres discussions.
Depuis la sortie du documentaire, j’ai rédigé un article pour le Toronto Star. J’ai été inondée de messages de collègues qui me disent ne pouvoir cesser de penser à Ismael et au film. Cela nous oblige à nous questionner sur nos responsabilités comme journalistes et à méditer sur la phrase que Duncan McCue, de la CBC, a rendue célèbre lors de son intervention sur la façon dont les récits autochtones sont présentés dans une optique coloniale : « Racontez les histoires, ne vous les appropriez pas. »
Mais comment, en tant que journalistes déployer le plus grand soin dans cette démarche à l’égard de ceux et celles dont nous parlons ? À l’égard de la vérité ? Quelles sont nos attentes, comme public consommateur de ces médias ?
À une époque qu’on qualifie parfois de « post-vérité » et où l’on dénigre le journalisme en le taxant de « faux média », j’espère qu’un film comme La parfaite histoire nous aidera à répondre à ces questions.
Visionnez La parfaite histoire : www.onf.ca/film/parfaite-histoire-la
En plus de 20 ans de carrière à titre de correspondante étrangère pour le Toronto Star, la journaliste et cinéaste Michelle Shephard a remporté à trois reprises le Concours canadien de journalisme. Elle a notamment travaillé sur les films Guantanamo’s Child, The Way Out et Ouïghours, prisonniers de l’absurde. Son documentaire La parfaite histoire est maintenant accessible sur les plateformes de l’Office national du film (ONF).
SOURCE: cet article a été publié le 10 novembre sur le site de l’ONF ÉDUCATION : https://blogue.onf.ca/blogue/2022/11/10/la-parfaite-histoire-defier-les-regles-dor-du-journalisme