Bienvenue au monde du bout du monde !

C’est l’histoire d’un petit pêcheur au grand sourire et à l’immense terrain de jeu. André Ika part tous les jours ou presque s’isoler en mer avec un regard malicieux. Dans une simple barque en bois, muni de quelques fils et de hameçons, il écoute le mouvement des poissons qui ne manquent pas de lui répondre. Quelques mots échangés sur le quai d’un minuscule port de pêche, des regards complices et nous voilà entraînés au large à ses côtés.

Cela fait maintenant plus de cinquante ans qu’il vit sur la terre de ses ancêtres, en plein milieu de l’océan Pacifique. Ses ancêtres, ce sont ces hommes de pierre qui tournent le dos à la mer. D’immenses statues taillées dans la roche volcanique d’une île lointaine, très lointaine… Les Moaïs de l’île de Pâques ont pris racine il y a bien longtemps sur ce petit morceau de terre en forme de samosa. Un triangle de 25 km2 qui semble, sur une carte, comme égaré au bout du monde… Situé à 4 000km à l’est de la Polynésie française et à 3 700km à l’ouest du Chili, à qui il appartient, ce territoire est pourtant visité par des voyageurs venus du monde entier. On y arrive par les airs de Lima, Santiago ou Papeete. On y entend parler presque toutes les langues mais l’on ne peut toujours pas y comprendre les anciennes écritures qui portent en elles autant d’indices permettant de révéler la clé des mystères qui entourent l’une des plus brillantes civilisations aujourd’hui disparue. Comment a-t-on pu construire puis déplacer sur des kilomètres ces géants pouvant mesurer jusqu’à 22 mètres et pe-
ser plus de 200 tonnes ?

André lui, est fier de cet héritage qui transforme pourtant son île en pôle d’attraction touristique depuis plusieurs années. Il a vu la vie changer depuis son plus jeune âge, les voitures et les motos ont remplacé les chevaux. Tout a commencé en 1966 lorsque le premier avion chilien se posa sur une plaine, effrayant la plupart des enfants qui couraient de peur de se faire dévorer par cet oiseau gigantesque et bruyant. Depuis, André n’aime pas trop les Chiliens. Après quelques verres de vin rouge, son regard pétillant se voile et se teinte de nostalgie et de rancoeur à leur égard. Il veut partager sa culture avec tous les autres étrangers mais comme la plupart des Rapa Nui, il porte en lui les cicatrices du passé infligées au siècle dernier par ceux qu’on appelle ici les continentaux.

Les colosses de pierres de l’Île des Pâques.|Photo par Mathias Raynaud

Les colosses de pierres de l’Île des Pâques.|Photo par Mathias Raynaud

Aujourd’hui, à la descente du volatile, lorsque l’on pose pour la toute première fois le pied sur ce petit bout de terre isolé, on ne peut s’empêcher de penser à ses ancêtres, aux premiers arrivants qui, sans l’aide d’un Boeing, d’un Airbus ou même d’un GPS, ont pu trouver cette petite aiguille perdue dans une gigantesque botte de foin océanique. Pour la plupart des historiens, il pourrait s’agir de Polynésiens partis à l’aventure sur les flots au IVe ou Ve siècle de notre ère grâce à des techniques de navigation très développées, dont celle du zigzag. Selon la légende, c’est le frère d’un roi régnant sur les Marquises qui aurait rêvé de ce territoire avant de souffler sa position à l’oreille de son aîné. Celui-ci aurait alors envoyé les sept meilleurs guerriers des sept tribus de son royaume vers l’inconnu et ses mystères.

Au fil des siècles, la population afflua sur ce territoire loin d’être riche en ressources, pour y travailler d’arrache-pied. Mais pendant que les rois d’Europe se faisaient la guerre au Moyen-Âge, la Révolution éclata sur l’île qui ne maîtrisait plus sa croissance démographique. Comme souvent, la faim et les injustices entraînent la guerre. Et c’est vers un autre système politique que vont s’orienter les tribus locales. Chaque année, au printemps, un concours très périlleux allait opposer une dizaine de clans. Tous les chefs choisissaient un athlète prêt à s’élancer du sommet d’une falaise abrupte vers l’océan pour y défier les requins en direction d’une petite île en forme de cathédrale qu’il fallait escalader pour y recueillir le premier oeuf d’un oiseau migrateur. Celui qui y parvenait devenait l’homme-oiseau et permettait à sa tribu de régner sur les autres l’espace d’une année, jusqu’au prochain concours.

Mais ce système ne put survivre à l’arrivée des Européens qui, à partir du XVIIIe siècle, tentèrent d’asservir ce peuple vivant en parfaite adéquation avec son espace naturel. L’un des exemples les plus marquants remonte à un beau jour de 1863, lorsque six bateaux péruviens s’approchèrent de la côte avec des intentions plutôt belliqueuses. Leur objectif : réduire en esclavage la plus grande partie de la population pour lui faire découvrir les joies du travail souterrain dans les mines du Pérou. Les rabat-joie qui s’y opposaient furent éliminés tandis qu’un millier de « chanceux » s’embarquèrent pour l’aventure, dont le roi, sa famille et l’élite des savants pascuans. Sept ans plus tard, diverses pressions internationales mirent fin à ce camp de vacances auquel n’avaient survécu que 20% des voyageurs, ceux qui étaient assez solides pour vaincre maladies et épuisement. Mais leur retour au pays ne fut pas de tout repos, tant certaines maladies se répandirent à bord. Seuls 15 d’entre-eux eurent la chance de revoir leur terre avant de contaminer à leur tour les populations locales. En 1870, on ne comptait plus que 111 habitants qui furent alors plus ou moins forcés de s’évangéliser pour détruire progressivement les derniers résidus de tradition orale. A partir de 1888, le Chili devint seul maître à bord et rassembla tous les locaux dans une partie de l’île entourée de barbelés. Ainsi naquit Hanga Roa, l’actuelle capitale.

C’est là que vit aujourd’hui notre pêcheur André. Comme lui, la grande majorité des Pascuans s’ouvrent avec plaisir et générosité au monde. Ils courent pourtant aujourd’hui le risque d’un développement touristique mal maîtrisé qui ferait changer le regard des visiteurs qui ne prendraient peut-être plus le temps d’aller rencontrer André…