Des chiffres et des êtres

Sans trop de tambour et encore moins de trompette, le Canada a franchi avec allégresse le 16 juin dernier le cap magique de 40 millions d’habitants. Statistique Canada nous livre ce chiffre en s’appuyant sur l’horloge démographique qui prend en considération les naissances, les décès et l’immigration.

Oui, nous sommes 40 millions d’âmes vivant dans un pays dont la superficie est de 9,985 millions de kilomètres carrés. Cela fait peu de monde au kilomètre carré, vous en conviendrez. Cela fait de nous un immense pays, pas très habitable il est vrai si l’on se fie à la densité de la population : 3.5 habitants au kilomètre carré (l’un des pays ayant la plus faible densité de population du monde).

Quand vous pensez qu’en France, par exemple, histoire de faire une étude comparative pas très approfondie, ils sont 106 habitants à vivre sur un kilomètre carré. Il est alors possible d’estimer assez justement que nous, Canadiens, sommes privilégiés. Ou alors, à l’inverse, que notre situation serait plutôt regrettable si vous aimez un tant soit peu la promiscuité. Cette énorme différence entre nos deux pays explique, sans nécessairement la justifier, le peu de civilité rencontré en France où on a tendance à vous marcher sur les pieds tout en éprouvant le besoin de se serrer les coudes. Au Canada par contre l’inclination serait de maintenir nos distances (la COVID-19 n’ayant rien à voir avec cela). La distance qui nous sépare est effective mais non affective, affirme le Castor Castré qui n’en manque pas une dans sa tentative de voir une de ses maximes apparaître un jour dans le dictionnaire des grandes citations de notre siècle.

Le Canada a franchi le cap magique de 40 millions d’habitants.

Mais qui plus est, matière qui porte à réflexion, si la tendance se poursuit (comme on le dit si bien au cours de la soirée des élections), en 2050 nous serons 50 millions de Canadiens selon certains experts observant leur boule de cristal. Enfin quand je dis nous serons c’est une façon de parler car à moins d’un miracle ou d’une percée soudaine en matière de recherche sur la longévité avec l’aide de IA, je ne serai plus là… lalalalala. (À chanter sur n’importe quel air selon vos critères).

Le pays a changé, de toute évidence. Les provinces à l’ouest du Québec bénéficient le plus de la croissance alors que le Québec et les provinces atlantiques ne semblent pas obtenir la faveur de l’immigration. Étant venu moi-même m’installer en Colombie-Britannique, j’aurais de la difficulté à contester cette constatation.

Ma femme et moi avons largement contribué à la croissance de notre Canada (qui n’est pas la terre de mes aïeux). Nous avons mis au monde deux enfants qui eux ont maintenant trois petits. Sans nous et sans ma progéniture, la barre de 40 millions aurait dû attendre quelques secondes de plus avant d’atteindre ce chiffre. Si la tendance se poursuit (toujours selon la formule électorale) et d’après mes projections, le futur apport de notre famille à la croissance exponentielle du pays devrait être assez considérable.

Lorsque je suis arrivé à Montréal en 1969 la population canadienne tournait autour de 21 millions d’habitants. Aujourd’hui, un peu plus de cinquante ans plus tard, à quelques chiffres près, 19 millions de personnes m’ont rejoint au pays et je ne m’en suis même pas rendu compte. À Vancouver, la ville la plus dense au pays où il ne fait pas bon danser, mon cercle d’amis demeure le même et je n’ai pas du tout le sentiment d’avoir davantage de voisins. Fabienne Thibeault a bien raison de chanter « qu’au bout du compte on est toujours tout seul au monde ». Où sont-ils tous ces gens, ces nouveaux-venus ? Où se cachent-ils ? Les a-t-on enfermés quelque part sans que je le sache ? Au supermarché où j’ai l’habitude de faire mes courses, je n’ai pas l’impression que la clientèle a augmenté. Certes la ville a poussé, principalement en hauteur : des habitations à condos le long de grands corridors ont remplacé les maisons unifamiliales mais, à l’exception du centre-ville, je ne vois toujours pas grand monde dans les rues.

Comment expliquer ce phénomène ? J’ai ma petite idée là-dessus. La voilà : les gens s’enferment chez eux. Plus aucune raison de sortir. Netflix a remplacé les salles de cinéma. Les livraisons à domicile de nourriture vous évitent tout déplacement. Aucun risque d’accident dehors. Pas de querelle avec qui que ce soit. La paix, quoi. Retour au régime des troglodytes, des hommes des cavernes somme toute; quoique ces derniers étaient bien obligés de sortir un peu pour se nourrir. Uber Eats, DoorDash et Cie n’avaient pas encore fait leur apparition.

Tout ceci ne peut m’empêcher de chanter avec l’aide de Jacques Dutronc ces quelques vers en levant nos verres à la santé de tous ces êtres qui peuplent notre nation :

Quarante millions de Canadiens
Et moi, et moi, et moi
Je suis seul avec rien
Et moi et mon émoi
J’y pense et puis j’oublie
C’est la, c’est la vie