Vancouver Ouest,
jeudi 17 octobre 2030
Il est déjà onze heures du soir et je n’ai pas vu la semaine passer. Je viens de terminer une dernière visioconférence avec mon client néo-zélandais. Depuis cinq ans je suis consultant F.I.D.C. qui signifie « Finance internationale de désamorçage carbone ». J’accompagne des clients fortunés qui souhaitent mettre leurs excédents financiers au service du climat. Beaucoup d’entre eux étaient ingénieurs dans la tech, le web et les crypto-monnaies. Ils sont partis s’installer dans des bunkers en Nouvelle-Zélande en espérant qu’ils seraient épargnés par le changement climatique.
Ce petit calcul survivaliste s’est avéré erroné lorsque la planète a continué de se réchauffer. Les bunkers sont devenus la cible des critiques, et leurs portefeuilles la cible du fisc. C’est là qu’intervient la F.I.D.C. en permettant à ces gens de défiscaliser pour la bonne cause. Nous travaillons actuellement sur un projet avec l’Ouganda, riche pays de biodiversité assis sur d’énormes réserves de pétrole. Le gouvernement a renoncé à exploiter la manne pétrolière à la condition d’être compensé financièrement. Mes clients sont ravis de financer le gouvernement ougandais afin qu’il développe ses services publics tout en protégeant ses parcs et ses réserves écologiques, et sans faire détonner la bombe climatique qui se cache dans son sous-sol. Ce que mes clients financent de plein gré leur donne droit à une exonération d’impôts.
J’arrête de parler boulot alors que le week-end de trois jours commence. Chez nous, on ne travaille que quatre jours et jamais plus de trente heures par semaine. On gagne autant que par le passé, mais on est bien plus productifs, et puis on vit mieux. Ça peut paraître paradoxal pour les anciens, mais la science a prouvé que trente heures de labeur par semaine correspondaient au sommet de la courbe d’efficacité. Avec ce week-end de trois jours, je suis devenu hyperactif. Au lieu de laisser toute mon énergie au travail, il me reste un max de watts pour vivre et servir ma communauté. Vendredi sera consacré au jardin puis au hockey, samedi nous rencontrons tous les voisins pour discuter de l’état des réserves d’eau du district, et dimanche c’est le jour du marché et des grandes cuisinades entre amis.
Quant à ce soir, c’est mon moment préféré, d’autant que le ciel est clair et dégagé. Je me dépêche de sortir dans la rue et me dirige vers le centre-ville. Vingt-trois heures vingt, encore dix minutes et ce sera la nuit noire. Je marche dans les rues éclairées en attendant le black-out.
Ça y est, 23 h 30 et les éclairages, ce sont les éclairages extérieurs qui viennent de s’éteindre. Nous sommes plongés dans une obscurité presque totale. J’adore ce moment ! Pendant quelques secondes je me fige pour ne pas perdre l’équilibre. J’ouvre mes bras et déploie les doigts comme pour tâter le mur le plus proche. Tous mes sens sont en alerte. C’est l’ouïe qui s’active la première. Alors que mes yeux ne perçoivent ni forme, ni teinte, mes oreilles – elles – sont des instruments de pointe. J’entends tous les bruissements qui m’étaient inaccessibles l’instant d’avant. Le son des arbres tout d’abord, puis le crépitement des pelouses. La vie est partout. Quelques mètres plus loin, mes oreilles captent tous les sons des voisins. J’entends ma communauté respirer.
Ces économies d’énergie sont plus que bienvenues. Avec l’extinction des feux, ce sont les espèces diurnes qui sont heureuses. Il faut profiter du moment d’une nuit comme celle-ci pour lever les yeux au ciel et recouvrer la vue. Il y a bien longtemps qu’on n’avait pas vu autant d’étoiles en ville. La voie lactée est là, centrale, immanquable. À l’œil nu je reconnais et salue mes fétiches. Certaines dont j’ai appris les noms, d’autres que j’ai nommées à ma façon. Mais quelle vue ! J’en parlais avec des amis nouvellement arrivés des Tuvalu. Ils me disaient à quel point les nuits noires en ville leur évoquaient le passé. Pendant des siècles, leurs ancêtres les plus lointains avaient dû regarder un ciel en tout point identique.
On entend dire parfois, que pour transformer en profondeur la société de consommation qui a causé tant de désordres écologiques et sociaux, ce sont les mesures simples qui ont permis les plus grandes avancées. Éteindre la lumière pour permettre aux enfants de dormir était une mesure simple. Réduire la vitesse des voitures pour permettre d’économiser du carbone était une mesure évidente. Éteindre les villes pour permettre aux adultes de rêver, était une mesure nécessaire.
Aloïs Gallet est juriste, économiste, co-fondateur EcoNova Education et Albor Pacific et conseiller des Français de l’étranger.