C’est pour les villes comme pour le reste, dans une société de consommation tout est sujet au phénomène de mode. Ces dernières années, Berlin et Barcelone étaient à la mode. Maintenant, les articles de voyage nous disent que Lisbonne est en passe de devenir le nouveau Barcelone.
Après avoir passé une semaine dans la capitale portugaise, je comprends pourquoi.Les bâtiments historiques, l’ouverture sur la mer, le soleil, les prix plus bas que dans les autres pays de la zone euro, la gentillesse des habitants qui ne semblent pas encore aigris par les invasions touristiques, la nourriture simple et bonne, tout cela contribue à faire de Lisbonne une destination exceptionnelle. Ceux qui sont plus jeunes que moi et plus enclins à faire la fête tard dans la nuit, affirment que c’est aussi une ville exceptionnelle du point de vue musical avec des apports de tous les pays lusophones, du Brésil au Mozambique en passant par l’Angola, le Cap Vert et la Guinée Bissau. Comme il se doit dans l’ancienne capitale d’un vaste empire colonial, Lisbonne est multi-ethnique mais sans que cela s’accompagne de divisions ou tensions raciales évidentes. Les Chinois de Macao et les Indiens de Goa côtoient les Européens, les Brésiliens et les Africains et les visages de nombreux Lisbonnais indiquent que la mixité ne date pas d’hier.
Le tourisme, qui emploie quelque 300 mille personnes au Portugal et représente 10% du PIB, est en pleine croissance et les Portugais s’en réjouissent. Il faut dire qu’ils ont bien besoin de bonnes nouvelles économiques. Le Portugal, à l’instar de la Grèce et de l’Espagne, a été très durement touché par la crise économique qui a frappé l’Union européenne. Sous le dictat des marchés et de Bruxelles, le Portugal a dû accepter de profondes réformes. Flexibilité du travail (l’employeur peut renvoyer l’employé n’importe quand), élimination de sept journées de congé par an, baisse des salaires (-14% pour les fonctionnaires) et des pensions (14%), affaiblissement des syndicats, baisse des indemnités de chômage et des autres avantages sociaux, baisse des dépenses dans les secteurs de l’éducation et de la santé, et une taxe de vente (TVA) qui a atteint 23%. Le taux de chômage chez les jeunes est de 36% ce qui explique que beaucoup d’entre eux, ayant perdu tout espoir de construire leur avenir dans leur pays, choisissent d’émigrer vers l’Europe du nord, le Brésil et même l’Angola. Chaque jour, quelque 200 portugais quittent leur pays, ce qui est significatif pour une nation de 12 millions d’habitants. Les touristes qui font la fête toute la nuit et rentrent dans leurs hôtels au petit matin remarqueront peut-être les nombreux sans-abris qui dorment dans l’entrée des immeubles. Quand ils seront à la terrasse des cafés, à l’ombre des parasols, ils remarqueront peut être que bon nombre de mendiants ne sont pas des clochards alcooliques mais des personnes âgées devenues victimes du capitalisme sauvage et des réformes ultra-libérales qui se sont abattues sur le Portugal. Dans un tel marasme économique, il n’est pas étonnant que la croissance du tourisme soit perçue comme une lueur d’espoir.
Mais, doit-on souhaiter que Lisbonne devienne le nouveau Barcelone ? En un sens, tout ce qui améliore l’économie et permet à plus de gens de gagner décemment leur vie ne peut être qu’une bonne chose. Mais il y a un prix à payer pour une ville qui devient une destination touristique à la mode. A Barcelone, l’été dernier, des résidents sont descendus dans la rue pour protester contre une invasion touristique qui leur rend la vie infernale. Tant d’appartements sont loués aux touristes que les résidents n’ont plus les moyens de se loger dans les vieux quartiers du centre où ils étaient chez eux depuis des générations. Les magasins ordinaires sont remplacés par les marchands de burgers, kebabs et souvenirs d’Espagne made in China. Ceux qui résident encore dans les vieux quartiers historiques doivent subir à longueur de nuit les incivilités des fêtards alcoolisés qui hurlent, urinent et vomissent sous leurs fenêtres. Ceux qui vivent de l’industrie touristique se réjouissent, les autres se prennent à rêver du temps d’avant les invasions barbares.
Lisbonne n’en est pas là mais la menace est réelle. La capitale portugaise saura-t-elle profiter du tourisme sans être défigurée par cette industrie vorace ? Pourra-t-elle vivre de son charme sans vendre son âme ?