Il est de coutume à La Source, pour clore un volume, de passer en revue les articles qui ont marqué l’année. Mais comment boucler tout en ouvrant le champ ? L’an dernier, nous avions sauté « à quatre mains » dans l’exercice, offrant en guise de revue de presse une partie de « ping-pong » entre rédacteurs en chef. Cette fois, la balle a rebondi jusqu’à Montréal, dans la cour de notre invitée spéciale. Anne Pélouas, journaliste, reporter et correspondante du journal Le Monde au Canada, a accepté de prêter son œil au journal. Plutôt qu’une revue, un échange de vues !
Ça brûle !
La Source : Nous nous sommes intéressés, mi-avril, au traitement de l’écologie dans les médias, puis, fin septembre, au rôle des médias dans la montée du scepticisme vis-à-vis de la science. Alors que la COP21 bat son plein, ce débat vous touche ?
Anne Pélouas : J’écris modestement, à l’occasion, sur des sujets scientifiques canadiens quand il me semble intéressant de vulgariser des recherches pour le grand public, car, comme le dit la chercheuse Jamie K. Scott interviewée par La Source, la démocratisation de la science a ses limites. Lorsqu’elle affirme qu’en matière d’avancées scientifiques, les médias devraient prendre position, notamment en accordant moins d’importance aux climato-sceptiques, je suis d’accord, même si pour moi il ne s’agit pas tant de prendre position que d’écouter les scientifiques et de rendre compte de leurs recherches.
L. S. : Dans la veine « verte », nous avons attiré l’attention, en tout début d’année, sur une salle de classe portative mise au point par Stacy Smedley, testée à Jasper, en Alberta, puis ici à Burnaby. Un modèle ?
A. P. : C’est la première fois que j’en entends parler. Quel beau sujet de reportage ! J’aimerais bien que ces salles de classe vertes fleurissent au Canada, mais ça risque de prendre du temps, étant donné les coupures budgétaires en éducation…
Confessez-vous ?
L. S. : Début novembre, nous avons rencontré des musulmans de Vancouver pour parler du défi de l’intégration, et, plus tôt cette année, nous nous sommes intéressés à la liberté d’expression dans les journaux locaux musulmans. À la suite des attentats de Paris, les amalgames font de la résistance et les musulmans se retrouvent souvent pointés du doigt : que pensez-vous de ce drôle de climat ?
A. P. : Je regrette beaucoup l’amalgame fait par certains entre attentats à Paris, sécurité au Canada et soupçons sur les réfugiés qu’on DEVRAIT accueillir. Les musulmans du Québec comme du reste du Canada sont très silencieux — trop, je crois. Ils ont autant le droit que nous de dénoncer les amalgames de ce type.
L. S. : Nous avons rencontré à la rentrée David MacLauren, de l’organisme Multi-Cultural Ministries, qui cherche à briser les préjugés religieux d’une façon originale, en proposant une « tournée des grands cultes ». À suivre ?
A. P. : J’aime beaucoup cette idée de tour guidé des lieux de culte à Vancouver. Il faudrait en faire dans toutes les grandes villes du Canada. On ne connaît pas grand chose à ces religions et à ceux qui les pratiquent, même si ce sont nos voisins, comme les juifs hassidiques de Montréal ou les musulmans de Vancouver. Pour lutter contre les préjugés et donner corps au multiculturalisme à la canadienne, il faudrait peut-être rendre ces visites obligatoires dans les écoles !
La pose yoga
L. S. : Le débat sur l’appropriation culturelle a repris de plus belle le mois dernier, après que l’Université d’Ottawa ait annulé un cours de yoga par crainte de « s’approprier » une pratique spirituelle de l’Inde. Au mois de juin, nous avions attiré l’attention sur un studio de la rue Hastings, ici à Vancouver, qui a décidé d’offrir le yoga gratuit, de façon « désintéressée ». Qu’en pense la sportive en vous ?
A. P. : Quelle idiotie que ce débat et ces interdictions. À ce titre, devrait-on interdire le yoga tout court ou n’importe quel sport venu d’ailleurs ? Je ne pratique pas le yoga mais qui sait, peut-être un jour ! En tout cas, bravo pour l’initiative de ce studio de Vancouver.
Du poids et de l’usage des nouveaux médias
L. S. : Le journaliste et professeur Alfred Hermida, interviewé dans nos colonnes l’automne dernier, invitait à « ne pas diaboliser les médias sociaux ». Vous « aimez » ou pas ?
A. P. : J’aime beaucoup ce qu’il dit sur les réseaux sociaux, à savoir qu’il faut s’intéresser à leur utilisation plutôt que de trouver cette révolution bonne ou mauvaise. Notre rapport aux nouvelles s’en trouve bouleversé et ce sera de plus en plus vrai pour la jeune génération. Je ne prédis pas un grand avenir aux médias écrits. C’est dommage, car feuilleter un journal ou un grand magazine, ce n’est tout de même pas comme faire défiler des images ou des textes sur une tablette, mais c’est ainsi… Ça ne sert à rien de lutter contre une évidence. Il va falloir s’adapter, comme journaliste ou comme lecteur. J’aime bien aussi ce que dit M. Hermida du rôle des journalistes, appelés à prendre du recul, à donner du sens aux nouvelles, à les remettre en contexte. C’est ce que j’essaie de faire et j’espère qu’il dit vrai quand il affirme que « les journalistes ont encore leur place dans notre société ».
L. S. : Pour saisir la tablette au bond, que pensez-vous du virage tout-numérique d’un quotidien comme La Presse ?
A. P. : Guy Crevier [président et éditeur] est un visionnaire. Je crois que La Presse n’avait pas le choix, mais je reste tout de même un peu dubitative sur ce virage tout-numérique, car cela va prendre quelques années avant que tous les membres d’une même famille aient chacun une tablette… Alors qu’au petit déjeuner, on se partage encore les cahiers d’un même journal.
L. S. : Vous tenez un blogue, annepelouas.com, depuis plusieurs années. Comment les nouveaux médias vous changent-ils la vie ?
A. P. : Je tente d’être active sur Twitter, Facebook et Instagram, surtout en reportage. J’aime le côté instantané du partage de nouvelles, que ce soit pour retweeter une info que je juge intéressante ou quelque chose que j’ai appris pendant un reportage. De retour au bureau, j’utilise davantage mon blogue pour raconter des histoires, celles que j’ai vécues en voyage, des rencontres qui m’ont frappée… Je laisse davantage libre cours à l’écriture et tant pis si on me dit que j’écris trop long… Je ne cherche pas à plaire à tout prix et il y a des choses qu’on ne peut pas écrire en 100 lignes ! J’utilise aussi ce blogue pour avertir de la publication de mes articles dans Le Monde ou ailleurs. Mon travail de journaliste est plutôt frustrant. Il faut toujours couper et couper des lignes. Le blogue, il m’appartient. Il permet d’être plus personnel, de donner son point de vue. C’est un outil de liberté créative…
L. S. : À tel point qu’on ne vous arrête plus de bloguer !?
Mon nouveau blogue, lui, sera très spécialisé, encore plus personnel et volontairement moqueur, car on peut bien être une journaliste sérieuse tout en étant apte à l’humour. Je le lance mi-janvier sur le site des Guides Voyage Ulysse, qui ont pignon sur rue au Québec. C’est une primeur : il s’appellera Grouille pour pas qu’ça rouille, avec pour sous titre : “Les tribulations d’une babyboomeuse hyperactive”. J’invite tous les plus de 50 ans (comme les plus jeunes) à le consulter quand il sera en ligne. Histoire de s’amuser comme moi de leur âge vénérable (j’ai bien plus de 50 ans) en partant avec moi en voyage actif, en week-end de plein air, en vadrouille dans la belle nature !
L. S. : Nous avons enquêté mi-octobre sur ces femmes, de plus en plus nombreuses, qui font carrière dans les nouvelles technologies (9). Pensez-vous qu’elles sont en train de pousser leur avantage ?
A. P. : Je connais plus de femmes que d’hommes qui sont très actives et très à l’aise sur la Toile. Je crois qu’elles ont largement pris leur place. Par contre, dans le domaine des sciences ou techniques associées au numérique, elles sont sous-représentées. C’est le même problème, maintes fois dénoncé, d’une sous-représentation des femmes dans les domaines d’études techniques, informatiques, scientifiques, d’ingénierie…
Premières Nations
L. S. : Fin novembre, nous avons constaté la sous-représentation chronique des communautés autochtones dans les médias, tout en soulignant quelques progrès. Vous êtes l’auteure d’un ouvrage de référence sur les Inuits, dont nous avons également traité au printemps. Parle-t-on plus facilement des Premières Nations dans Le Monde (ou dans La Source) que dans les médias québécois ?
A. P. : On ne parle pas souvent des Premières Nations ou des Inuits dans Le Monde! J’essaie personnellement de rendre compte de sujets importants qui les concernent et j’ai même écrit un article sur l’importance du vote autochtone lors des dernières élections fédérales. Dans les journaux francophones du Québec, les questions autochtones ne sont pas plus traitées que dans les médias anglophones du Canada, sauf catastrophe, grosse manifestation… C’est regrettable, car ce sont non seulement des peuples à part entière mais aussi des Canadiens, qu’ils vivent en réserve ou dans l’Arctique.
Du français, des Français et de l’appartenance
L. S. : Cet été, nous nous sommes penchés sur la promotion des livres francophones dans l’ouest du Canada, et un peu plus tard, nous avons consacré un sujet de Une aux écrivains des Maritimes. Selon vous, les auteurs canadiens français ont-ils des chances de se faire connaître en France, par exemple, et de voir leurs écrits traduits dans d’autres langues ?
A. P. : Je crois qu’il y a un intérêt certain des lecteurs francophones de partout dans le monde pour la littérature francophone qui ne vient pas de France. Mais cet intérêt est tout de même un peu limité. Peu d’auteurs canadiens francophones ont encore la chance d’être publiés en France ou distribués en France. Pour les traductions, c’est la loi du bestseller qui domine…
L. S. : Tout récemment, nous avons abordé le marché florissant de l’épicerie en ligne pour les Français expatriés, et plus tôt, au mois de mai, nous nous étions intéressés à deux sports en provenance de l’Hexagone – la pétanque et le parkour – qui font des adeptes ici. Pour vous qui êtes d’origine française, mais qui avez construit votre vie au Canada, où va le sentiment d’appartenance ?
A. P. : J’aurai bientôt passé plus de temps au Canada qu’en France, que j’ai quittée il y a plus de 25 ans. J’adore la France mais je détesterais retourner y travailler. Quand j’y vais en reportage ou pour voir ma famille, je suis comme une touriste étrangère, le nez en l’air ou penché sur une belle assiette ! Ici, je ne vis pas en circuit fermé dans la communauté française. J’ai plus d’amis québécois « pure laine » que d’expatriés français. Je me sens profondément québécoise même si j’ai parfois eu le goût d’aller m’installer en Colombie-Britannique. C’est tellement beau aussi !
L. S. : Au mois de mars, c’est la multi-citoyenneté « menacée » qui faisait la Une. Vous sentez-vous concernée ?
A. P. : Avoir plusieurs nationalités est un enrichissement personnel, je crois, en même temps que cela impose quelques responsabilités. Je trouve dommage que certains pays, comme l’Allemagne, refusent à leurs ressortissants de garder la nationalité allemande quand ils veulent adopter celle de leur pays de résidence. De nationalité française et canadienne, j’aurais détesté devoir faire un choix entre les deux. Au début de mon installation au Canada, j’avais décidé de ne plus voter aux élections françaises, mais j’ai changé d’avis. Parce que j’ai encore cette citoyenneté, parce que je travaille en partie pour un employeur français, parce que j’aurai un jour une partie de retraite française, je pense avoir mon mot à dire lors des élections françaises, en plus des canadiennes…
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L’échange se poursuit avec notre invitée spéciale, Anne Pélouas, un peu plus loin dans le journal, autour du métier de journaliste-correspondant.