S’il y a bien une chose dont les Français sont fiers (mis à part le vin, le fromage et le handball), c’est de leur culture. Cette fierté se mue parfois en arrogance lorsqu’il s’agit de transposer des modèles français dans d’autres pays. Après tout, un modèle qui marche en France n’a pas de raison de ne pas marcher à l’étranger pense-t-on. Notre exception française nous rend forcément supérieurs à tout ce qui existe en dehors de l’Hexagone !
Cet état d’esprit a failli être le tombeau de mon projet entrepreneurial à Vancouver. J’ai repris une boulangerie française en situation de faillite en avril dernier. Le précédent propriétaire avait déjà fait cette erreur d’estimer qu’il pouvait se passer d’une gestion intelligente et d’une politique de vente locale, « parce que nous sommes français » donc forcément supérieurs à nos concurrents, forcément meilleurs, forcément…
Il ne m’a pas fallu plus de quelques jours pour comprendre que le modèle français n’avait pas sa place à Vancouver. Le Canada et la C.-B. exigent à des problèmes canadiens des solutions en adéquation avec la culture locale.
Ne me sentant pas forcément capable de gérer l’entreprise seul, j’ai demandé de l’aide à un cousin travaillant dans le même type de commerce en France. Là-bas, ses magasins sont florissants, sa politique pertinente, ses idées percutantes. Avec un tel appui, je ne doutais pas une seconde du succès de notre investissement. Il m’avait même fait l’insigne faveur de m’envoyer des personnes compétentes et entreprenantes qu’il avait lui-même formées. Ces gens avaient tout quitté pour venir m’aider, et leur passé professionnel flatteur avait de quoi rendre enthousiaste un supporter des Canucks cette saison !
Mais ces satanés Vancouvérois ne voulaient rien entendre. Chacune des solutions « à la française » que nous proposions, pour remonter nos ventes et sortir quelque peu du rouge, se heurtait à une réalité qui refusait de se plier aux brillantes solutions à la française.
En effet, si les Anglo-saxons sont avant tout des gens pour qui le pragmatisme l’emporte sur la plupart des considérations, les Français eux sont friands de constructions intellectuelles élégantes qui devraient l’emporter sur tout le réel. Si un client achète un petit produit à la rentabilité médiocre, pourquoi ne pas supprimer ce produit ? On le force à se rabattre sur une version plus grosse (et plus rentable) de celui-ci. J’ajoute qu’il est tout à fait impensable qu’il préfère un infâme muffin ou un scone à l’américaine à nos bons croissants français ! Ce serait un comble ! Exit donc le Nord-américain.
Les mois passaient, et aucune de nos formidables idées ne trouvaient de terreau fertile. Au contraire, l’arbre se courbait de plus en plus sous le poids de ses dettes, sous le fardeau des baisses de ventes conjugué au doute, à la déprime et au désespoir qui, petit à petit, faisaient leur nid dans ses branches.
S’il est une chose que l’on ne peut pas retirer aux Français, c’est leur propension à brûler ce qu’ils adoraient naguère. Qu’il s’agisse d’une équipe de foot, d’un roi ou d’une idée, les Français sont capables des retournements les plus surprenants ! Royalistes et révolutionnaires, bonapartistes et républicains, catholiques et anticléricaux… Si nous sommes tout à la fois, pourquoi ne pas appliquer à nos problèmes britanno-colombiens des solutions iconoclastes ? Ces solutions, nous avons été les chercher dans la Prusse du XIXe siècle, en Chine moderne, aux États-Unis des années 80. Que peuvent avoir en commun ces pays et ces époques ? Une foi implacable en la faveur du destin, en l’innovation, en la copie de ce qui se fait de mieux chez ses voisins et ses concurrents, en une adaptation locale aux conditions auxquelles nous faisons face. Aujourd’hui, pour la première fois depuis deux ans et demi, nous avons cessé notre descente aux enfers. Finalement la Prusse, les États-Unis et la Chine, n’est-ce pas ce qui définit le mieux ce Vancouver moderne ? Mais que reste-t-il de la France ?
Jean-Baptiste Lasaygues
Jean-Baptiste Lasaygues, ancien journaliste arrivé à Vancouver en 2011. Il exerce plusieurs métiers avant de se former à la boulangerie et de reprendre par la suite la compagnie en faillite Baguette & Co en avril 2016.