Il m’arrive parfois de faire des rencontres étranges, quelquefois bizarres, souvent surprenantes. Ce fut le cas la semaine dernière alors que je me rendais chez mon médecin qui, depuis des années, tente de mettre fin, sans grand succès, à mon hypocondrie. Craignant d’être en retard et voulant éviter les embouteillages, je suis parti de chez moi bien en avance. Mes craintes furent mal fondées. Une fois arrivé à destination, il me restait une bonne demi-heure avant mon rendez-vous. Ne tenant pas spécialement à passer mon temps à attendre dans la salle d’attente, je me suis infiltré dans un café du coin. Après avoir commandé un café sans filtre, je suis allé m’installer tranquillement à une table. À peine assis, un individu, qui comme moi passait par là, s’est approché et m’a demandé si je ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’il partage ma table. Avec le sourire courtois qui généralement me caractérise, je lui ai fait signe d’en faire à sa guise. Ce qu’il fit.
Je pris le journal (La Source, si je me souviens bien) qui traînait par là et me mis à le lire. Sans que je lui demande quoi que ce soit, l’individu en question a cru bon d’interrompre ma lecture : « Vous croyez qu’on va s’en sortir ? » D’abord étonné, légèrement agacé, car je n’aime pas être dérangé impunément par un étranger (qu’il soit d’ici ou d’ailleurs), haussant les épaules, je lui livrai le fond de ma pensée : « Ouais ! J’imagine ». Ma réponse était molle. Il fit la moue. Ça n’eut pas l’air de lui plaire.
J’ai cru alors qu’il allait abandonner la conversation qui en fait n’en était pas une. « Moi, je vous dis ça en passant, on ne s’en sortira pas. Aucun doute là-dessus » reprit-il, ignorant mon indifférence à son égard. Inutile d’intervenir pensai-je en mon for intérieur. J’avais affaire, me semblait-il, car j’ai tendance à porter des jugements assez hâtifs, à une espèce de lunatique qu’il valait mieux ignorer.
L’étranger avait dû lire Camus : « Encore une fois, je vous dis ça en passant, tout cela est absurde. Regardez les Américains, ils avaient remonté la pente et plouf, les voilà maintenant qui la redescendent. Sisyphe doit se retourner dans son mythe ». Quelle surprise, je faisais face à un philosophe. Rien de déplorable à cela. Sauf que celui-ci tenait mordicus à ce que je lui prête mon attention. Je finis, par politesse et pour ne pas le vexer, par la lui accorder.
Enfin ravi, sentant la voie libre, il enchaîna de plus belle.
« De nouveau, je vous dis ça en passant, mais comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? La nouvelle administration américaine ne croit pas aux changements climatiques. Elle décide de faire marche arrière en prônant et favorisant le retour à l’exploitation du charbon. Elle avait auparavant, pour moi ce fut difficile à avaler, dans la foulée, donné son aval à l’oléoduc Keystone XL. Ils sont fous ces Américains » dit-il en ricanant. J’opinai. Son opinion avait du bon. Je partageais son angoisse. Il s’en aperçut. Cela lui donna de l’élan.
« Vous savez, au Canada ça pourrait aussi mal tourner si on ne fait pas attention. Enfin, moi je vous dis ça en passant, il suffit d’observer et de relever les propos de certains candidats à la chefferie du Parti conservateur du Canada pour se rendre compte que nous ne sommes pas à l’abri de tendance fascisante. Le danger est là. Croyez-moi, je sais de quoi je parle.
Heureusement qu’il y a les Hollandais pour nous montrer la voie ». Il avait l’air sérieusement inquiet. Il m’inquiéta.
Puis il fit des remarques sur Christy Clark et son projet, depuis tombé aux oubliettes, d’interdire le port obligatoire de talons hauts. Il se demandait s’il s’agissait d’une mesure qui s’appliquait aussi bien aux femmes qu’aux hommes.
J’éprouvais des difficultés à le suivre. Sa voix devenait monotone et parfois inaudible. J’arrivais malgré tout à capter des bribes de ses réflexions : « … en passant, pour ce que ça vaut, les despotes courent les rues. En Russie, Poutine emprisonne les dissidents et Erdogan en Turquie, pays de l’OTAN, en fait autant. De toute évidence nous passons par un mauvais passage ».
Finalement, le temps pressait, j’ai dû l’interrompre. Je l’ai prié de m’excuser. Je ne pouvais manquer mon rendez-vous avec mon toubib. En m’accueillant, ce dernier me posa sa question habituelle. « Alors qu’est-ce qui ne va pas ? » « J’ai mal à la tête », lui ai-je fait savoir.
« Ne vous inquiétez pas, ça passera ».