Un immeuble de Beyrouth qui s’écroule, de nombreuses fois dupliqué par un jeu de symétrie, et qui se reconstruit instantanément comme on rembobine la pellicule. Le grand mur de l’exposition de Walid Raad évoque automatiquement les bombardements que la capitale libanaise a vécus pendant les périodes de guerres de 1975 à 1990. Et pourtant, c’est bien la reconstruction de la ville que l’artiste contemporain donne à voir avec Sweet Talk : Commissions (Beirut, 1994) à la galerie Audain, jusqu’au 9 décembre.
La Audain Gallery est l’une des galeries de la SFU (Simon Fraser Université) dirigées par Melanie O’Brian, également commissaire de l’exposition. « Les galeries que je dirige ont pour mission d’encourager des programmes conceptuels et expérimentaux dans lesquels l’art contemporain est socialement et politiquement engagé », indique-t-elle. En partenariat avec l’École d’art contemporain de la SFU, la galerie Audain a également un programme d’ « artistes en résidence », dont Walid Raad fait partie. Melanie O’Brian explique que « Walid Raad est arrivé l’année dernière et [que] dès ce moment-là, une exposition a été prévue tenant en compte le contexte de Vancouver en relation avec son travail ».
Beyrouth, 1994
Pourtant, le lien entre la ville de Vancouver et les images projetées ne saute pas aux yeux. Les photos représentent des façades de Beyrouth à l’abandon. Le spectateur est immergé dans le Liban d’après-guerre et doit se plonger dans son histoire pour comprendre la narration qu’en fait Walid Raad.
Les longues années de conflit ont laissé les bâtiments du centre-ville de Beyrouth en ruines. La très controversée société Solidere, Société libanaise pour le développement et la reconstruction, fondée en 1994 suite à l’initiative du premier ministre Rafik Hariri, va se donner pour mission de reconstruire la cité. On fait tomber les immeubles qui portent les stigmates de la guerre, mais en voulant la gommer, ces effondrements la réactualisent.
Pour Walid Raad, la guerre laisse des traces indélébiles qui affectent cultures et œuvres d’art même si celles-ci sont antérieures au conflit. Melanie O’Brian précise que Walid Raad s’appuie souvent sur les écrits de l’écrivain libanais Jalal Toufic selon lequel « la ville est hantée, les bâtiments sont en ruines même quand ils sont reconstruits, hantés par l’absence de ceux qui les ont quittés ».
« Insensé qui croit que je ne suis pas toi »
« Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous », écrivait Victor Hugo dans Les Contemplations. Walid Raad nous propose à son tour de contempler la ville de Beyrouth. Et c’est en creux, dans ce qui n’est que suggéré, que l’on peut faire un lien avec Vancouver. « Les traumatismes d’après-guerre sont très spécifiques au Liban. Mais l’exposition pointe la façon dont le développement vorace de notre propre ville élide les histoires précédentes, des peuples natifs ou de communautés qui sont marginalisées », analyse la commissaire de l’exposition.
Pour comprendre comment la reconstruction de là-bas évoque celle d’ici, il faut savoir que la galerie Audain se trouve sur le site de la tour Woodward dont le développement fut très contesté dans le Downtown Eastside. En exposant ainsi les images d’un Beyrouth qui se reconstruit sur les ruines hantées de la guerre, l’artiste tend un miroir à l’avidité immobilière effrénée de Vancouver.
« J’ai installé la photo panoramique du centre-ville de Beyrouth sur la vitrine extérieure de la galerie Aubain pour refléter la rue et la ville et notamment une photo de Stan Douglas, Every building on 100 West Hastings, qui représentait le pâté de maisons face à la galerie, avant l’embourgeoisement du quartier », commente Melanie O’Brian.
Ainsi, cette vue panoramique de Beyrouth, en réalité composée de nombreuses images mises bout à bout pour reconstituer la ville, fait-elle référence aux célèbres artistes qui ont donné à Vancouver sa notoriété en matière photographique : Stan Douglas, Jeff Wall ou encore Ian Wallace.
Certaines photos des vitrines fermées de Beyrouth peuvent également rappeler d’autres images, d’autres villes. Selon Melanie O’Brian, « Walid Raad fait un clin d’œil historique à Eugène Atget, qui usa de la photo pour rendre compte du Paris de la fin du 19e siècle avant qu’il ne soit pour la plupart perdu lors de la modernisation engagée par Haussmann ».
Beyrouth, Vancouver, Paris : Walid Raad propose une lecture universelle de la reconstruction des villes sur les fantômes du passé en se demandant ce qui est perdu à jamais.
Sweet Talk: Commissions (Beirut 1994), par Walid Raad, du 12 octobre au 9 décembre à la Audain Gallery. Entrée libre.
Walid Raad, artiste libanais engagé
Walid Raad est né en 1967 à Chbanieh au Liban. Artiste de renommée internationale, il expose à Paris, New York, et Londres. Il utilise de nombreuses techniques : photos, vidéos, installations, performances, pour inventer une nouvelle forme narrative où il mêle fiction et histoire. Ainsi, il crée l’Atlas Group, groupe de recherche fictif qui a pour but de créer une archive imaginaire autour des guerres du Liban. Artiste engagé, il milite notamment pour dénoncer les conditions de travail des ouvriers qui construisent les plus grands musées du monde, le Louvre, Abou Dhabi ou le Guggenheim.