J’avais huit ans quand j’ai su que je vivrais au Canada. A l’école, on devait faire un exposé sur un sujet libre. Bercé comme je l’ai été par le récit d’un voyage solitaire au Québec que ma mère aimait raconter, le sujet ne pouvait qu’être ce grand bout de terre de l’autre côté de l’Atlantique. Faute de connexion internet, et un peu limité par les faits bruts énoncés par le Quid (Canada : superficie de 10 millions de kilomètres carrés, capitale : Ottawa), j’écrivis à l’ambassade du Canada en France. Celle-ci me répondit en envoyant des brochures sur les différentes provinces, cultures, faunes et flores. Je pris cela comme une invitation.
Bien des années plus tard, j’avais l’image d’Épinal d’une cité canadienne dominée par des montagnes, balayée par des tempêtes de neige ensevelissant les voitures en hiver, peuplée de fous de hockey et de frites en sauce avec des morceaux de fromage. A l’arrivée à Vancouver, j’ai compris qu’il fallait mettre mes idées préconçues au placard enfermées à double tour. Après tout, il fait sûrement plus froid à Épinal qu’à Vancouver…
C’est plus un changement de climat social que je recherchais en arrivant ici que des températures plus douces. Une certaine morosité et une méfiance envers l’étranger s’étaient installées dans une France frappée par une vague d’attentats. Par contraste, Vancouver m’a instantanément paru ouverte et positive. Chacun semble faire sa vie sans regard scrutateur. S’il y a un regard, il y a souvent un sourire, accompagné d’un « Comment ça va ? Vous faites quoi de beau aujourd’hui ? ». Déboussolé par tant de bienveillance, et peut-être un poil suspicieux, il m’a fallu du temps pour dépasser les réponses monosyllabiques. J’ai fini par comprendre que ce « small talk » était une forme de politesse plus qu’une question indiscrète. Inversement, j’ai cessé de me vexer qu’on m’interpelle sans dire « bonjour » au préalable, bâillonnant le petit Français bien-élevé que j’étais dans ma tête, même si je suis toujours incapable de le faire moi-même.
J’ai toujours vu l’intégration comme une forme de violence nécessaire envers soi-même. « Sortir de sa zone de confort ou mourir », cela pourrait être le mantra du développement personnel moderne, auquel j’adhérais sans réserve. Pour moi, cela signifiait parler, penser, respirer en anglais et oublier le français. Je voulais progresser en anglais suffisamment pour qu’on ne me colle pas l’étiquette du Français de service dès que j’ouvrais la bouche. Résultat, quinze jours après mon arrivée, un de mes colocataires était de Lyon (France) et je travaillais comme serveur dans une boulangerie pâtisserie française. « Oh la la » comme disent les anglophones imitant les Français. La réalité a rattrapé le réalisme et c’est tant mieux. Fi du perfectionnisme de l’intégration, car à Vancouver on peut être d’ici tout en venant d’ailleurs.
Vancouver a su tordre le cou à plus d’une de mes attentes. C’est une chose de lire que la ville est multiculturelle avec une forte influence asiatique, et est un repère de progressistes obsédés par la randonnée, le yoga, le cannabis, le végétalisme intégral et Lululemon ; c’est autre chose de le vivre. Voir des couples de même sexe se tenir la main sans y repenser à deux fois. Avoir une invitation à aller randonner avec un inconnu après une conversation de cinq minutes. Peser le pour et le contre, et devenir soi-même végétarien. Ou encore, avoir des collègues à 80% Chinois de première ou seconde génération et se retrouver pour la première fois de sa vie dans la situation d’une minorité visible en tant que Blanc. C’est aussi constater que pour beaucoup, vivre à Vancouver ne veut pas dire pouvoir y acheter un chez-soi, ni-même avoir un toit au-dessus de la tête, la faute à des prix de l’immobilier déconnectés de la réalité du quidam moyen.
La réalité n’a que faire de mes attentes initiales. Vancouver est accueillante quand on lui donne pleinement sa chance. Sans regret pour moi.